top of page
Saint-Just :
L’Archange de la Révolution

« Saint-Just n’était pas un athée anti-chrétien rêvant de laïcité comme le furent les hébertistes.  Son idéalisme et son obsession pour les vertus antiques l’empêchèrent de sombrer dans l’irréligieux. » 

S’il est des figures politiques qui, par la tiédeur de leur affiliation idéologique, parvinrent à se placer dans le camp des consensuels éternels refusant tout excès (et ce parfois au prix de leur honnêteté), l’Histoire sut aussi déchaîner les passions en sécrétant des individus à même de se replacer perpétuellement dans le débat politique en arbitres du camp du bien et du mal, chacun prétendant se situer dans le premier. Si certains penseurs libéraux que nous avons étudiés à l’image de Guizot ou de Renan ont relativement peu suscité de critique féroce jusqu'à aujourd'hui (bien que le premier eût longtemps fait l’objet d’une légende noire dûe davantage au contexte politique de son époque qu’à ses idées), c’est parce qu’à l’inverse de notre intéressé du jour, ils surent se placer comme le juste milieu entre les blancs et les rouges, entre la réaction et la révolution. Car encore une fois, c’est d’une personnalité ancrée dans la longue querelle politique ayant suivi 1789 dont nous allons parler. Non pas que je n’envisage de consacrer prochainement des écrits à des figures beaucoup plus contemporaines et ne sache ô combien notre histoire récente présente femmes et hommes tout aussi talentueux que leurs aïeux, seulement les bases doctrinales des débats actuels tirent nombre de leurs racines de la Révolution. 

 

Archange de la mort (Michelet), de la Terreur (Malraux) ou de la Révolution, les périphrases ne manquent pas pour surnommer Louis-Antoine de Saint-Just (1767-1794). Cet enfant de la petite bourgeoisie biberonné autant aux écrits antiques qu’à la philosophie rousseauiste et montesquivienne s’illustra sous la Révolution pour ses qualités d’orateur et son intransigeance. Robespierriste jusqu’au bout et membre du Comité de salut public, il fut aussi un brillant théoricien politique qui inspira l'écriture de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 (celle de 1789 insistant beaucoup moins sur l’égalité). Figure de proue du jacobinisme au sens moderne, le bras droit de l’Incorruptible le suivit dans sa chute le 10 thermidor de l’an II et fut guillotiné à l’âge de vingt-six ans. 

 

Saint-Just : enfant de Montesquieu et de Rousseau 

 

Longtemps historiens et philosophes ayant cherché à comprendre le nœud idéologique de cette filiation entre les Lumières et les pensées révolutionnaires ont conclu que si Rousseau avait été le verbe, Saint-Just a été l’action. Déjà dans L’esprit de la révolution et de la constitution de la France (1791) publié sous l’Assemblée législative, (la France n’étant à ce moment pas sous un régime républicain), Saint-Just laisse transparaître son admiration pour l’éternel rival de Voltaire : « La France vient enfin de décerner une statue à J.-J. Rousseau. Ah ! pourquoi ce grand homme est-il mort ? »  (121). Vantant la constitution de 1791, il y affirme sa frustration vis-à-vis d’un régime qui, bien qu’ayant frayé la voie à la séparation des pouvoirs, restait encore loin de l’idéal républicain. Saint-Just y reprend également les théories rousseauistes quant-à la nature perverse de la société humaine. Selon lui, si celle-ci corrompt le cœur des hommes, il est impossible de revenir à l’état de nature et c’est le pacte social qui doit éviter la corruption. Mais comment garantir la conservation d’une société ? Par une force commune. De quoi découle cette force commune ? Des lois qui dérivent elles-mêmes des mœurs. Or les mœurs ont pour maître mot la vertu. La notion de vertu est chez Saint-Just directement tirée de Montesquieu qui dans De l'esprit des lois (1748) en avait déjà fait le principe du régime républicain. La vertu montesquivienne est définie dans l’Avertissement de l'ouvrage paru en 1748 comme « l’amour de la patrie ». L’amour de la patrie entendue comme l’amour des lois du pays qui régissent le corps politique. 

Pour comprendre comment Saint-Just envisage la société politique, il est nécessaire de se pencher sur ses Fragments d’institutions républicaines qu’il écrit entre 1793 et 1794, alors membre du Comité de salut public sous la Terreur. Dans le deuxième fragment, celui-ci explique que la société n’a pas mis fin à l’état de guerre (contredisant ce faisant le contractualisme de Thomas Hobbes), mais l’a au contraire fait naître. Si revenir à l’état de nature est impossible, il est nécessaire pour Saint-Just de rétablir des rapports entre les hommes qui, à l’inverse des rapports entre États-nations n’étant fondés que sur des intérêts, ne sont pas intéressés. Saint-Just accepte et adhère par conséquent à l’idée d'un ordre social permis par l’État comme la préconise Rousseau. Il n’est ainsi pas question pour ce dernier de faire de l’État un ennemi (rappelons que le jacobinisme attache une importance au rôle du pouvoir central). Toutefois, il se questionne comme beaucoup de philosophes libéraux et révolutionnaires de l’époque sur le juste équilibre à trouver entre valeurs universelles et particularités nationales en relevant un paradoxe : comment garantir le principe de paix perpétuelle si un État manque au respect de ce principe ? Rappelons que Saint-Just écrit dans un contexte où la République, qui prétend porter un message universel de libération de l’humanité, voit se dresser contre elles des puissances européennes envisageant de la renverser. Comment ne pas tomber dans ce dilemme du prisonnier quand, bien que voulant la liberté et la paix, ses ennemis refusent d’y adhérer ? En établissant au moins une loi morale entre les peuples, à savoir l’inutilité de conquérir. Une fois cette loi morale établie, il s’agit de réfléchir aux relations entre le gouvernement et la société politique (car s’il y a bien une constance chez Saint-Just, c’est l’idée de l’omniprésence du politique et de la nature politique des relations humaines au sein de la Cité). Dans son troisième fragment, Saint-Just, bien qu’à ce moment républicain, perçoit donc le risque de corruption de la république. Nous parlions précédemment de l’idée de force commune capable d’y prévenir, c’est ici que l’auteur vante les bienfaits de la philosophie stoïcienne (page 42). Le pré-requis d’un bon gouvernement est de fait la conscience de la supériorité du titre de citoyen sur celui d’individu. « Un gouvernement républicain a la vertu pour principe; sinon, la terreur » (44). Saint-Just croit en bon rousseauiste en la pureté de cette entité impersonnelle que constitue le peuple. Mais il arrive que certaines forces fassent défaut à la vertu républicaine, notamment lorsqu’elles visent davantage à l’intérêt privé qu’au bien commun, auquel cas seule la terreur, en « blasant le crime » (46), peut faire respecter les mœurs.

 

Le rôle des institutions 

 

La notion de république chez Saint-Just est indissociable de celle d’institution. Si selon lui les factions temporaires peuvent faire vaciller un régime, la solidité historique des empires s’explique par l’intemporalité et la stabilité de leurs institutions. Celles-ci se définissent comme le « règne de la justice » (28) et nécessitent d’établir des principes clairs afin que nul ne puisse faire empiéter son influence personnelle sur le bien de la Cité. Les institutions entendent de fait « substituer l’ascendant des mœurs à l’ascendant des hommes » (30). Prenant l’exemple de la Rome et de l’Athènes antiques, il considère que c’est la multiplication des institutions qui peut sauver la Révolution de la corruption. Parmi les multiples institutions, il en distingue deux types : les institutions civiles et domestiques, puis les institutions sociales et politiques. 

 

Les institutions civiles qu’il décrit trahissent une volonté de faire primer l’égalité sur la liberté et, surtout, de soumettre le citoyen à ses devoirs envers la république. Les sixième et septième fragments sont d’autant plus intéressants qu’ils témoignent d’un paradoxe quant-à l’essence même du régime républicain. Si celui-ci établit étymologiquement une distinction entre le domaine privé et la « chose publique », Saint-Just entend pourtant faire des affaires domestiques un souci de la Cité, qu’il s’agisse des affaires de famille ou de l’éducation des enfants. À ce titre, voici un extrait de son programme sur l’éducation : « Les enfants appartiennent à leur mère jusqu'à cinq ans, et à la république ensuite jusqu’à la mort (...) les garçons de cinq à seize ans sont élevés par la patrie » (57); « Les enfants d’un district forment une légion. Ils campent [tous les ans] et font tous les exercices de l’infanterie, dans les arènes préparées exprès » (58). Cette conception rigoureuse de la façon par laquelle les enfants doivent être élevés a suscité de nombreux débats quant-aux sources d’inspiration précises de Saint-Just. Beaucoup à l’image de l’historien Maurice Dommanget relevèrent l’influence très spartiate de celui-ci (comme de Robespierre), mais également platonicienne. Avant d’être un membre de sa famille, l’enfant est un citoyen au service du collectif. Cette primauté du collectif se retrouve jusque dans la responsabilité, Saint-Just écrivant dans son sixième fragment que les amis d’un criminel méritent d’être bannis de la Cité. Ce contrôle des institutions domestiques se poursuit également dans la vie conjugale. Le couple est d’abord perçu comme une communauté ayant des droits mais surtout des devoirs envers la république. C’est la raison pour laquelle il préconise l’obligation pour les époux de déclarer la grossesse de la femme au magistrat et, si jamais ceux-ci n’ont pas d’enfants au-delà de sept années, de se séparer (septième fragment). 

Les institutions politiques qu’il décrit sont tout autant au sommet de la hiérarchie institutionnelle qu’elles exigent une discipline austère. Allié jusqu’au bout à Robespierre, Saint-Just insiste une fois de plus sur la question des mœurs qui doivent peser sur ceux qui exercent l’autorité. La vertu montesquivienne si chère à l'intéressé doit se fondre dans le droit de la Cité auquel les représentants du peuple obéissent. Cette rigueur s’applique aux membres du gouvernement, mais également à l’armée : « Le militaire qui insulte son chef ou lui désobéit, le chef qui insulte ou frappe son subordonné, sont punis de de mort » (quinzième fragment). Ce sens de la hiérarchie s’inscrit assez bien dans la tradition centralisatrice du jacobinisme (qui ne fut jamais qu’un prolongement de ce qui avait été entamé sous l’Ancien Régime comme l’a très bien démontré Tocqueville) qui met l’accent sur le rôle de la bureaucratie et de sa fonction dans l’organisation du pouvoir étatique. 

La vertu comme pierre angulaire des mœurs, mais qu’en est-il du contrôle dans les faits ? Certains pourraient répondre avec sarcasme que la guillotine fut, pour les jacobins, l’expression musclée de la république vertueuse. Car là où l’utopie est le versant lumineux de toute pensée politique fondée sur l’idéal, le totalitarisme en est la pente naturelle lorsque le réel y résiste. Il répond à l’interrogation légitime qu’est : que faire si dans les faits, les individus n’adhèrent pas au projet ? Évitons cela dit les faux procès en coupeur de têtes assoiffé de sang pour nous concentrer sur les écrits. Dans son seizième fragment, Saint-Just entend développer une institution de personnes chargées de faire respecter les bonnes mœurs : les censeurs. « Il faut dans toute révolution un dictateur pour sauver l’État par la force, ou des censeurs pour le sauver par la vertu ». La dictature est ici à comprendre dans son sens romain qui est celui d’un titre temporaire visant, par la délégation de pouvoirs d’exception, à sauver d’une crise grave, et non dans le sens britannique et libéral du despote. Les censeurs sont des magistrats ayant pour fonction de donner l’exemple des mœurs (vertueuses) aux gouvernants. Encore une fois, les préceptes de Rousseau se lisent entre les lignes et ce fragment est à rapprocher du septième chapitre du livre IV du Contrat social. Rousseau y préconise la nécessité de ne point censurer les opinions du peuple et l'impossibilité pour la censure de se substituer aux lois qui sont plus fortes lorsqu’elles viennent à faire dégénérer les mœurs. Saint-Just reprend ainsi cette idée en invoquant la pureté naturelle du peuple qui ne ferait que suivre l’exemple des fonctionnaires publics. Toutefois, jamais celui-ci ne bascule dans une philosophie de l’organisation politique strictement horizontale. Il n'y a de place dans la république de Saint-Just que pour la verticalité du pouvoir. Il est d’ailleurs intéressant que sa conception de la démocratie soit bien plus représentative que directe finalement, le Corps législatif étant (bien qu’étroitement contrôlé par le peuple, les censeurs ne pouvant accuser les députés) l’organe central du pouvoir. Son dix-septième fragment est assez explicite à ce sujet puisqu’il y détaille les mesures à prendre en temps de guerre : « La patrie est déclarée en danger; le Corps législatif nomme un comité de salut public, composé de neuf de ses membres, pour surveiller le conseil exécutif ». Cet organe aux pouvoirs d’exception s’inscrit dans la définition romaine de la dictature qui, ici, à défaut d’appartenir à un homme providentiel, se décline en un groupe de représentants du peuple. Une élite éclairée non ploutocrate à même de sauver le régime par sa vertu, une vertu intraitable à l’égard de toute suspicion de conjuration. 

Comme l’explique remarquablement un grand historien des idées qu’est Jean Touchard, le jacobinisme (dont Saint-Just et Robespierre furent très certainement les représentants les plus fidèles) puise sa définition moderne d’un contexte politique bien précis qu’est celui de la « patrie en danger ». De là est né un patriotisme républicain inflexible qui renvoie tout opposant politique à une condamnation pour trahison. La patrie, oui. Mais surtout, l’homme révolutionnaire, ce « héros de bon sens et de probité » (discours prononcé par Saint-Just le 15 avril 1794) dont la vertu seule peut le libérer de la corruption. Ce culte de la vertu traduit chez Saint-Just comme chez Robespierre un désir de ne pas dissocier la morale privée de la morale publique. Il démontre surtout le caractère fondamentalement religieux et en réalité beaucoup moins anti-chrétien qu’il n’y paraît de cette frange du jacobinisme. 

Du refus de l’athéisme au culte de l’Être suprême 

 

S’il est bien un élément de continuité dans les écrits de Saint-Just, c’est son refus de l’athéisme. Dès 1791, celui-ci s’évertue à distinguer son Esprit de la révolution la religion des français du régime théocrate (chapitre XVIII de la troisième partie). L’Évangile ne doit, selon lui, pas être confondu avec ce qu’il nomme la « glose des prêtres ». Le mépris pour la liberté n’est fondamentalement pas imputable au christianisme, mais à sa dérive théocratique. Dans le vingtième chapitre, Saint-Just reconnaît la grandeur de Dieu et le respect dû à la piété de ses ancêtres. Il défend une « harmonie intelligente » et affirme la nécessité de ne pas changer le rôle des prêtres tout en approuvant la décision de l’Assemblée d’avoir refusé de déclarer le catholicisme religion d’État. Faut-il y voir le signe avant-coureur du laïcisme ? Après tout, les radicaux de la IIIème République à commencer par Clémenceau se sont placés dans l’héritage direct du jacobinisme. Ce serait oublier la nature essentiellement religieuse de la Terreur : le gouvernement révolutionnaire entendait bien recréer une religion civile afin de soutenir le projet révolutionnaire. Jean Touchard souligne d’ailleurs qu’à l’inverse de leurs héritiers, les Jacobins comme Saint-Just n’étaient pas laïques et défendaient bien moins une séparation stricte entre l’État et la religion qu’une certaine religiosité à même de porter l’œuvre révolutionnaire. La pensée de Saint-Just est ce faisant imprégnée de spiritualisme. Dans son dixième fragment sur les institutions républicaines, il écrit ceci : « Le peuple français reconnaît l’Être suprême et l’immortalité de l’âme. Les premiers jours de tous les mois sont consacrés à l’Éternel ». Naturellement, difficile de ne pas voir ce texte comme un manifeste à la limite de l’ésotérisme (encore que comme nous l’avons vu Saint-Just fût biberonné à la culture des Anciens) sans se replacer dans le contexte. Saint-Just enfile ici les bottes du robespierrisme qui a tôt fait de distinguer le culte de l’Être suprême du Culte de la Raison. En effet, alors qu’à partir de l’automne 1793 les hébertistes, imprégnés d’athéisme et nourris aux préceptes de Diderot entament une politique de déchristianisation dont les manifestations vont de la transformation de Notre-Dame de Paris en Temple de la Raison au massacre de prêtres, de la démolition de clochers à des autodafés, des robespierristes comme Saint-Just s’indignent contre cet athéisme militant des « exagérés ». D’abord, parce qu’ils savent à cet instant que l’anti-christianisme ne pourra que jouer en défaveur de la Révolution et s'aliéner les masses (majoritaires) encore croyantes. Mais surtout, car ils souhaitent promouvoir une certaine unité du peuple autour d’un culte commun qui garantit en même temps la liberté de religion. À partir du 8 juin 1794 (soit quelques semaines après l’élimination des hébertistes), Robespierre conduit la première fête de l’Être suprême. Soucieux de ne pas priver le peuple de ses repères religieux, l’Incorruptible fait part de sa croyance personnelle en Dieu. Cet Être suprême est étroitement lié à l’idée de « Grand Architecte de l’Univers » qui remonte à l’Antiquité et se retrouve dans les écrits de Calvin ainsi que de la franc-maçonnerie. 

 

« Les rites extérieurs sont défendus ; les rites intérieurs ne peuvent être troublés » (dixième fragment). Saint-Just exprime ici la distinction claire entre la sphère privée et la sphère publique, fondement de la ‘res publica’ (la chose publique). En même temps, il vante une série de fêtes républicaines mensuelles « Le premier jour du mois germinal, la république célébrera la fête de la Divinité, de la nature et du peuple. Le premier jour du mois floréal, la fête de la Divinité, de l'amour et des époux ». J’évoquais précédemment la notion de religion civile et aimerais que le lecteur en retienne l’importance tant il permet de mieux comprendre en quoi la pensée de Saint-Just est bien plus anti-théocratique qu’anti-religieuse. Cette notion provient d’un chapitre du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau (Livre IV chapitre VIII) dans lequel ce dernier promeut une « profession de foi purement civile » qui nourrit les “sentiments de sociabilité” du Citoyen. Ces dogmes doivent selon lui être « simples, en petit nombre, expliqués avec précision sans explications ni commentaires ». Il s’agit ainsi de créer le lien social par la croyance commune qui, à vocation unificatrice, permet aux citoyens de se réunir au-delà de leur religion privés) autour de dogmes communs capables de fédérer la Cité. Rousseau insiste ainsi sur le rôle de la tolérance, arguant que l’intolérance doit être l’unique « dogme négatif », les dogmes dits « positifs » étant par exemple le bonheur des justes, le châtiment des méchants… Empreints de cette base rousseauiste, les fragments sur les institutions civiles de Saint-Just sont écrits comme des commandements à chaque ligne et participent d’une nouvelle religion à même de d’unir chaque citoyen (en accord avec la Révolution cela va de soi) autour d’un amour quasi-religieux des lois. 

 

Saint-Just n’était pas un athée anti-chrétien rêvant de laïcité comme le furent les exagérés. Son idéalisme et son obsession pour les vertus antiques l’empêchèrent de sombrer dans l’irréligieux. Fut-il idéaliste politiquement ? Sûrement. Mais idéaliste métaphysiquement ? Beaucoup plus. Et écarter le matérialisme, c’est déjà faire un choix de modèle économique à rebours de toute solution collectiviste. 

Un jacobin non socialiste : le rêve d’une démocratie de petits propriétaires

 

Jean Touchard soulignait le caractère « essentiellement politique » et « peu sensible à l’économie » du jacobinisme. Dans le quatrième fragment des Institutions républicaines, Saint-Just développe pourtant une certaine vision du système économique de sa république idéale. Insistant sur la nécessité de défendre le bien général face aux divisions cupides des individus, il décrit le travail comme une vertu cardinale en prenant l’exemple de Rome qui aurait perdu le goût de la liberté en ayant perdu le goût du travail. Sans être économiste, le jacobin souligne le caractère vicieux du système économique et particulièrement celui de la monnaie qui peut souvent mettre en péril la sûreté de la patrie en étant au service d’institutions étrangères. C’est pourquoi il propose de surveiller attentivement la monnaie et l’économie en accentuant le rôle de l’État et en prenant des mesures sociales de base : « Donner à tous les français les moyens d’obtenir les premières nécessités de la vie, sans dépendre d’autre chose que des lois, et sans dépendance mutuelle dans l’état civil ». Bien que Saint-Just soit étatiste, cet étatisme n’est pour autant pas un collectivisme. L’historien (communiste en l’occurence) Albert Soboul écrivait dans un article paru en 1948 que les sans-culottes, bien que critiques vis-à-vis d’une certaine propriété associée à la noblesse, restèrent toujours attachés à l’ordre bourgeois et à la petite propriété privée pour la simple raison que bon nombre d’entre eux étaient propriétaires ou aspiraient à le devenir. En réalité, les robespierristes n’ont jamais été des matérialistes jurant par la lutte des classes. Beaucoup plus républicain que collectiviste, Saint-Just se préoccupe davantage de la nature du régime politique que des conditions matérielles du peuple. Cela ne veut pour autant pas dire qu’il n’y est pas insensible. Seulement, il voit dans la défense des conditions matérielles un moyen d’unifier le corps social autour du projet républicain et non pas une fin. Il vise surtout à l’égalité civile bien plus qu’à l’égalité réelle (matérielle), c’est ce qui l’exclut définitivement du matérialisme que l’on retrouvera chez les précurseurs du communisme à l’image de Gracchus Babeuf. Mais alors, qu’en est-il des décrets de ventôse de l’an II (février 1794) qui prévoyaient la séquestration des biens des ennemis de la République ? Saint-Just cherche à ce moment bien moins à porter atteinte à la propriété privée qu’à enraciner un nouveau régime politique. Pour Jean Touchard, il ne s’agit nullement d’une mesure d’inspiration collectiviste, Saint-Just rêvant « d’une démocratie de petits propriétaires ennemis du luxe, animés de vertus spartiates ». Son jacobinisme refuse l’économisme et le matérialisme au profit d’une philosophie idéaliste et quasi-exclusivement politique. 


 

Dans l’ombre de son allié de toujours, Robespierre, Saint-Just a souffert d’une légende noire qui, peut-être à raison, lui a imputé le tournant de 93. Le passage de la révolution voltairienne à la révolution rousseauiste, de la pensée libérale bourgeoise à la pensée républicaine stricte revendiqué par le jacobinisme, resta longtemps le symbole d’une volonté de faire primer l’égalité sur la liberté. L’Archange de la révolution posa pourtant les bases d’une conception mystique bien plus que laïque de la République ainsi que d’une doctrine soucieuse de fonder la société sur des valeurs vertueuses chères à la philosophie politique des Anciens.

par Tristan Dethès

SOURCES PRIMAIRES

  • Montesquieu, Charles de. De l’Esprit des lois. France : 1748.

  • Rousseau, Jean-Jacques. Du contrat social. France : 1762.

  • Saint-Just, Louis Antoine de. L’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France. France : 1791. 

  • Saint-Just, Louis Antoine de. Les Fragments d’institutions républicaines. France : 1831. 

 

SOURCES SECONDAIRES

  • Boulant, Antoine. Saint-Just : L’Archange de la Révolution. France : Passés composés, 2020. 

  • Dommanget, Maurice. « Saint-Just et l’éducation ». Annales historiques de la Révolution française, 20ème année, no. 111 (Juillet-Septembre 1948), pp. 193-262. 

  • Soboul, Albert. « Les Institutions républicaines de Saint-Just d'après les manuscrits de la Bibliothèque Nationale ». Annales historiques de la Révolution française, no. 191 (1968), pp. 111-119. 

  • Touchard, Jean. Histoire des idées politiques - Tome 2. France : PUF, 1998.

bottom of page