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Raoul Girardet :
Mythes et mythologies politiques

« L’Unité française sera alors au-dessus des clivages interminables et verra, qu’il s’agisse du héros bleu de Valmy ou du vendéen arborant la fleur de lys, du communiste résistant ou de l’ancien membre des Croix-de-Feu volontaire dans les troupes gaullistes tous deux tués par l’occupant, accueillis au banquet de ceux levant leur verre non pas à la République ni à la Monarchie, mais à la France glorieuse et éternelle » 


La politique n’est pas systématiquement le fait de la réalité matérielle. Si elle peut aisément être retracée comme la succession d’acteurs et d’idées autour desquels les systèmes de pensées et les contradictions d’intérêts se matérialisent à un moment historique précis, sa puissance réside dans sa capacité à faire couler l’encre de ceux qui s’évertuent à distinguer le réel de l’imaginaire. Son pouvoir ne réside pas seulement dans l’intérêt que l’historien lui porte pour percevoir la logique temporelle des événements, mais dans sa faculté à faire naître des récits. La philosophie hégélienne a jadis fait savoir à quel point l’homme, croyant être le maître de son destin, était en réalité le jouet de l’Histoire dans laquelle il s'inscrit et continue de s’inscrire. Penser une philosophie de l’histoire va au-delà du simple rôle d'historien, lequel, se concentrant essentiellement sur la relation de causalité des événements et leurs conséquences, tend souvent à oublier les mécanismes récurrents qui conduisent les sociétés à reproduire certains schémas. La lutte des classes chez Marx (déjà développée par certains libéraux) tira sa puissance d’une capacité à comprendre l’intemporalité des rapports de domination matérielle depuis l’Antiquité, l’analyse de la Révolution chez Tocqueville d’un trait de filiation idéologique entre la pensée capétienne et le jacobinisme; le mysticisme fasciste chez Evola d’une tendance universelle des civilisations malades à tomber dans le décadentisme. Ces mécanismes récurrents situés à la confluence de la politique, de la philosophie et de l’histoire nourrissent l’imaginaire. De l’imaginaire naît le récit, du récit naît le mythe. La mythologie se veut comme l’étude de ces mythes qui bercent les civilisations comme l’histoire berce les hommes en faisant naître leur volonté de produire des systèmes d’idées qui alimentent cette mythologie.

 

Historien d’envergure, Raoul Girardet (1917-2013) fut un résistant giraudiste qui dédia ses travaux à l’histoire des idées politiques. Ancien membre de l’Action Française dans l’entre-deux-guerres (il est nécessaire de rappeler à quel point la pensée royaliste influença ô combien de penseurs et d’hommes politiques au début du XXème siècle, de de Gaulle à Renouvin, en passant par Bénouville ou Sanguinetti pour les résistants, et de Darnand à Brasillach pour les collaborationnistes), Girardet a enseigné à l’Institut d’Études Politiques de Paris aux côtés de René Rémond et de Jean Touchard. Nationaliste de conviction, ses travaux portent aussi bien sur l’histoire politique française que sur les questions militaires. Mythes et mythologies politiques se présente comme un ouvrage à cheval entre le travail d’historien des idées et celui de philosophe. Publié en 1986, cet essai aspire à analyser les grands récits intemporels qui ont fait le nid des mythes politiques en France…

 

“Le mythe politique est bien fabulation,, déformation ou interprétation objectivement récusable du réel” (13). La confusion entre la mutation du récit et l’analyse factuelle des idées n’est pour autant pas condamnable pour Raoul Girardet qui estime que si réalité et mythe ne se superposent pas, il n’empêche que ce dernier possède une fonction explicative échappant à toute rationalité. Cette fonction explicative des mythes qui viennent de l’ensemble du spectre politique résulte des facteurs de permanence et d’identité dans lesquels ils s’inscrivent. L'exemple de la nostalgie de l’Âge d’or, qu’il se traduise comme la République romaine chez les jacobins, comme l’Ancien Régime chez les contre-révolutionnaires, ou même comme les forêts germaniques au temps des sociétés pré-capitalistes chez les marxistes, constitue à lui-seul une mythologie récurrente qui donne à chaque courant politique une source d’inspiration : celle d’une époque révolue qu’il s’agit de restaurer. 


 

Le mythe de la Conspiration 

 

Avant de parler du Sauveur, intéressons-nous au premier mythe qui, vieux comme le monde, a connu différentes manifestations au sein des sociétés européennes : le mythe de la Conspiration. S’appuyant sur trois récits différents, Raoul Girardet prend pour exemples trois complots phares de l’histoire politique contemporaine que sont le complot juif, le complot jésuitique et le complot maçonnique. S’appuyant sur certains écrits, comme ceux d’Augustin Barruel, connu pour sa fameuse thèse sur l’idée d’une Révolution antichrétienne (adjectif que l’on pourrait cela dit relativiser au vu du caractère très chrétien d’une frange du jacobinisme comme nous l’avons vu dans notre article précédent sur Saint-Just) orchestrée par les loges maçonniques et les juifs, Raoul Girardet décrit la conspiration comme étant le fruit naturel d’une frustration collective vis-à-vis d’un “climat psychologique et social d’incertitude” (53). Plus que de rechercher la vérité, la Conspiration tire sa récurrence de sa fonction explicative dans des climats où le manque de transparence et l’action dans l’ombre sont perçus comme la marque des ténèbres. Qu’un historien aussi remarquable que Jules Michelet ait fustigé les jésuites en les présentant comme les premiers bénéficiaires de la trahison et de l’invasion traduit une constante dans l’histoire : la “sociologie de l'angoisse” (48). La politique, pour reprendre une terminologie schmittienne, est avant tout une distinction entre l’ami et l’ennemi. La désignation de l’adversaire apparaît de fait comme un moyen de se placer dans le camp du bien face au camp du mal. La conspiration peut ainsi servir le politique à discréditer une pensée philosophique ou inversement à défendre un système de pensée face à un autre. Quand Barruel dresse une filiation entre les encyclopédistes, les franc-maçons et le jacobinisme, il jette le discrédit sur toute la philosophie du XVIIIème. Quand Benjamin Constant assimile les jésuites à un “valet de chambre qui arrive toujours [quand on a besoin de lui]” au service des idées libérales, il donne un argument politique aux ultras de la Restauration : celui de cibler un complot jésuitique pour mieux tirer sur la tentation libérale des doctrinaires à cette époque. 

 

Le mythe de la Conspiration, bien que puisant sa source dans la nécessité explicative du désordre, n’échappe jamais à la sphère politique qui l’utilise pour mieux alimenter les fins qu’elle prétend servir.
 

Le mythe du Sauveur 

 

    “Depuis près de deux siècles l’appel au Sauveur ne cesse en effet de retentir dans notre histoire” (71). Le mythe de l’homme providentiel, du messager de l’Histoire envoyé pour faire vivre  son cours (pour le meilleur comme pour le pire) alimente le postulat de Girardet à la faveur d’une impossibilité réelle de distinguer clairement le fait historique de la légende. Cette difficulté à écrémer l’imaginaire des évènements doit à l’analyse séquentielle du processus d’héroïsation. La mémoire modifie beaucoup la perception du Sauveur entre le moment de son attente et celui de son souvenir. Comme chaque mythe, celui-ci s’articule autour de plusieurs systèmes d’images et de représentations qui se superposent aux aspirations changeantes et parfois contradictoires des individus. Raoul Girardet écrit à ce titre que “selon les moments et selon les milieux, Napoléon Bonaparte a incarné à la fois l’ordre et l’aventure, le messianisme révolutionnaire en marche et le principe d’autorité restauré” (73). Si sa grille de lecture est fondamentalement structuraliste en ce qu’elle donne le primat aux évènements sur les actions individuelles dans l’analyse du rôle historique qu’ont joué des hommes comme l’Empereur, Girardet ne semble pas écarter le constat hégélien d’une confusion parfois fascinante entre l’individu héroïque et l’Histoire, laquelle si elle s’amuse avec les sociétés humaines tel un enfant avec son jouet, tend parfois à s’incarner dans ses messagers (“J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine.” lettre d’Hegel le 13 octobre 1806 à son ami Niethammer sur la bataille d’Iéna). Raoul Girardet distingue ainsi quatre modèles récurrents de sauveurs : celui de Cincinnatus, celui d’Alexandre, celui de Solon, et celui de Moïse.

 

    Le modèle de Cincinnatus s’inscrit dans le narratif d’un grand chef qui s’est illustré en d’autres temps et est rappelé au pouvoir au cours d’une crise politique pour “faire don de sa personne”. Il s’agit d’un sauveur tirant sa légitimité de son expérience passée ou de ce que les romains appelaient ‘gravitas’, désignant la sagesse dans l’épreuve et liée au besoin de rassemblement d’un peuple autour d’une personnalité au sang-froid et à même de surmonter les tumultes du temps. Deux exemples récents que l’auteur développe à ce titre s’inscrivent dans ce modèle : Philippe Pétain en 1940 et Charles de Gaulle en 1958. Si le premier, vu comme le héros de Verdun, entendait rebâtir la maison et rassurer face à l’ennemi d’outre-Rhin, le second, perçu comme le libérateur de l’Occupation allemande, était attendu pour résoudre les échecs d’un régime à l’agonie et en proie aux crises coloniales. 

    Le modèle d’Alexandre fonde la légitimité du sauveur non pas sur ses exploits passés mais sur son action immédiate. “Celui-ci ne porte ni le sceptre, ni la main de justice, mais l’épée” (75). Réel aventurier, ce sauveur est le produit d’une époque en quête de fuite en avant, désireuse de couronner l’aventure politique de ‘celeritas’, c’est-à-dire d’une gloire forgée par la hardiesse conquérante. La figure du général Bonaparte, héros des armées républicaines qui s’empare du pouvoir pour achever l’œuvre de la Révolution et devenir un “Robespierre à cheval” qui répand  par son despotisme éclairé les idéaux révolutionnaires (par le droit et le sang) partout en Europe correspond à ce modèle d’un “héros de jeunesse” qui sublime l’Histoire par son caractère visionnaire désireux de subjuguer les foules et leur promettre un avenir glorieux. 

    Le modèle de Solon, moins aventurier que le précédent mais plus que le premier, n’en demeure pas moins stabilisateur dans son désir de doter un peuple de nouvelles institutions. Il s’agit d’un sauveur à cheval entre la légitimité passée de Cincinnatus et le saut dans l’inconnu d’Alexandre qui aspire à conforter le présent dans une stabilité capable de relever les défis de l’avenir. Son modèle d’action est celui du législateur qui fonde un nouveau régime après un effondrement politique. Le Général s’inscrit avec la Constitution de 1958 et la Vème République dans cet esprit des sauveurs qui, “les mains posées sur les textes” (78), fondent leur légitimité dans leur capacité à instaurer un nouvel ordre pérenne.

    Le modèle de Moïse est celui du prophète (religieux comme politique) qui se présente comme le libérateur d’un peuple. Sa différence avec les précédents découle du processus d’identification collective sur lequel il se base, donnant à son discours une connotation quasi-messianique. Ce sauveur ne prétend pas seulement être un homme providentiel envoyé par l’Histoire, il devient l’Histoire malgré lui et mêle son destin au destin collectif d’un peuple ou de l’humanité. Indifférent au passéisme et à la légitimité d’expérience, il n’est pas Cincinnatus. Trop tourné vers l’Histoire et l’aspect mystique du monde pour se borner au rôle de législateur, il n’est pas Solon. Regardant davantage vers la destinée commune des hommes et idéaliste, son détournement de la gloire pour elle-même l’éloigne d’Alexandre. Le modèle de Moïse se présente pour Raoul Girardet comme un modèle du Verbe. C’est en effet par la parole que ce sauveur, véritable “chef prophétique” (79), entend incarner le peuple et l’Histoire.

 

    Le dénominateur commun à ces sauveurs réside dans leur nature combattante. Leur rapport au destin balance entre sens du tragique et refus de la fatalité. L’image d’un De Gaulle, bergsonien et lecteur de Nietzsche qui perçoit la mortalité des civilisations et lutte malgré cela pour le Salut de la patrie s’accorde bien avec cette figure de l’homme providentiel empreint d’Histoire. Cette fascination pour le sauveur est d’abord une fascination pour le héros. “L’exaltation des forces de vie, le sens retrouvé du tragique, l’invitation à l’action” (84) se retrouvent au début du XXème siècle dans les écrits d’auteurs comme le français Maurice Barrès ou l’italien Gabriele d’Annunzio qui sont en soif de régénération morale d’une civilisation qu’ils voient dépérir et dont ils souhaitent la survie par le vitalisme. Et ce vitalisme, inspiré grandement des écrits de Bergson et de Nietzsche, ne peut s’incarner que dans un chef à même de donner au peuple les forces vitales dont il a besoin pour retrouver sa volonté de vivre. Mais quel est le moteur de cette perte de vie qui fait naître le mythe du sauveur ? Pour Girardet, la naissance de l’homme providentiel découle d’une crise de légitimité. La légitimité (prise au sens wébérien), désigne l’acceptation par un groupe ou un individu de la domination d’un autre. Elle est ce qui fonde toute autorité : religion, royauté, lois, chaque instrument de pouvoir est la matérialisation d’une forme de légitimité. Or si Girardet parle de crise de légitimité, c’est parce qu’il constate que l’appel au chef a souvent lieu lorsqu’une autorité est rejetée et que le manque de repères conduit inévitablement à en trouver une autre, dont l’incarnation la plus évidente est celle d’une autorité personnelle (ou personnalisante). L’exemple typique est celui de la crise boulangiste dans les années 1880, dont Maurice Barrès décrit la “fièvre” qui s’empare de héros soucieux de rompre avec une France républicaine bourgeoise et peu portée vers l’aventure. Sa trilogie du Roman de l’énergie nationale marque l'espoir en un général bouleversant la routine et libérant les forces vitalistes du peuple qui s’assemble pour remonter dans le train de l’Histoire. Véritable “agent de socialisation des âmes” (terme barrésien), le mythe du sauveur est un intemporel qui cherche à capter les énergies vitales pour les mettre au profit d’une cause, qu’elle soit nationale ou divine, libératrice ou mortifère. 


 

Le mythe de l’Âge d’or

 

“Opposé à l’image d’un présent senti et décrit comme un moment de tristesse et de déchéance, se dresse l’absolu d’un passé de plénitude et de lumière” (98). La création d’un narratif dont la lecture de l’histoire pointerait systématiquement un temps idéalisé mais révolu est l’apanage du mythe de l’Âge d’or. La nostalgie politique en est le principal symptôme en ce qu’elle fonde sa philosophie sur le retour aux valeurs ancestrales dans l’optique d’imiter les contemporains d’une époque dorée. Cela est d’autant plus intéressant qu’il s’agit d’un mythe historiquement indépendant du clivage gauche/droite. “Le monde est vide depuis les Romains” écrivait Saint-Just, résumant l’esprit de la rhétorique jacobine qui était d’abord celui d’une renaissance des vertus spartiates et de la Rome républicaine. À droite, le nationalisme intégral maurrassien et les théories de la première vague de contre-révolutionnaires (Maistre et de Bonald) percevaient la Révolution comme une rupture diabolique avec un Ancien Régime prospère sous lequel les structures organicistes garantissaient la stabilité de l’ordre social. 

 

    Ce mythe de l’Âge d’or doit beaucoup au mythe de pureté des origines et d’un état de nature qui se serait terminé par une faute à la source de tous nos maux. Le récit de la Genèse qui dépeint le Jardin d’Éden comme un lieu idyllique dont Adam et Ève sont chassés pour leur péché originel est présent dans l’inconscient collectif. Cet inconscient a donné naissance à toute une mythologie d’opposition entre nature et culture, entre l’homme pur et l’homme corrompu (la vertu rousseauiste dont se réclamaient les révolutionnaires n’aspirait-elle pas à régénérer les bonnes mœurs du peuple corrompu par la société ?) , mythologie d’opposition qui a fait naître toute un autre narratif : celui de restauration morale. Car le dénominateur commun à la nostalgie de l’Âge d’or, c’est une révolte contre la modernité et son immoralité, révolte qui se manifeste dans l’exaltation d’une morale institutionnalisée qui prétend régénérer la société par le retour aux valeurs d’antan. La vertu républicaine pour certains, la foi catholique pour d’autres (encore que ces deux ne soient pas nécessairement incompatibles). Plus généralement, Raoul Girardet souligne une critique constante adressée à l'évolution précipitée des mœurs depuis le XIXème siècle : celle de l’Argent. La protestation anti-bourgeoise, qui attribue à la classe triomphante de la Révolution la responsabilité dans le règne de la vénalité et du négoce, est présente aussi bien dans le socialisme français que dans les pensées traditionalistes et nationalistes (117). Si Charles Fourier dénonçait la domination de la “féodalité mercantile”, Charles Maurras fustigeait également le caractère perfide du capitalisme qui nuit à la solidité du sentiment national. Entre les deux, Péguy se dressait contre la bourgeoisie capitaliste qui avait “infecté le peuple”. Face à cette dégénérescence morale, le retour aux valeurs primaires de la solidarité humaine apparaît comme un moyen de refonder le tissu social et de vaincre l’individualisme. Ce retour (plus souhaitable que réalisable dans les faits) s’appuie nécessairement sur un référentiel temporel qui donne naissance à une certaine idéalisation d’un passé lointain, idéalisation qui nourrit une série de narratifs donnant naissance aux mythes d’une époque prospère et pacifique où les sociétés donnaient le primat au collectif sur l’individu.

 

     Tout comme le mythe du Sauveur, celui de l’Âge d’or demeure teinté d’une esthétique reposant davantage sur l’émotionnel que le rationnel, et se complaisant dans une certaine mélancolie, un “bonheur d’être triste” (pour paraphraser Hugo) au service du rêve politique. Politique car ce rêve ne se limite pas (contrairement aux Romantiques du XIXème) à une nostalgie pleureuse, mais puise sa force dans sa capacité à forger un projet de cité idéale sur les vestiges d’une civilisation lointaine dont le souvenir persiste comme les commandements d’un vieux sage. C’est ce qui fait sa force. 


 

Le mythe de l’Unité 

 

    Le dernier mythe est sans aucun doute le plus politique, et en même temps celui qui désire paradoxalement effacer ce qui fonde la politique : la contradiction. Comme l’Âge d’or, l’Unité garde en mémoire un temps prospère, mais prospère non pas tant de ses valeurs, mais de la capacité des hommes l’ayant connu à se confondre avec un corps social indivisible. Joseph de Maistre dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg se lamentait déjà de la “division” qui constituait l’origine profonde des maux de l’univers. Le paradoxe des Modernes, c’est qu’après avoir mis l’accent sur l’autonomie individuelle et le libre-arbitre (au détriment de l’organicisme), ces derniers ont également ressenti le mal-être de cette nouvelle société hétérogène qui avait perdu ses repères. Le problème du libéralisme (dont nous ne détaillerons pas les origines aujourd’hui) réside dans la conséquence de ce que Jean-Claude Michéa appelait à raison la “neutralisation axiologique” de la politique, c’est-à-dire dans sa volonté délibérée de séparer les valeurs morales de l’État, aboutissant ainsi à une forme de relativisme moral qui a condamné au nom de la liberté individuelle tout ce qui créait auparavant du liant entre les individus, qu’il s’agisse de la religion, de la famille ou du sentiment national. Nous avions déjà évoqué dans notre article sur Carl Schmitt à quel point ce porte-parole de la révolution conservatrice allemande regrettait que le principe d’identité ne primât pas sur la “partition pluraliste” (voir l’article) des intérêts privés, dont le Parlement (bourgeois) s’était d’ailleurs fait le grand défenseur. En bref, la volonté de recréer un dénominateur commun autre que les intérêts matériels du marché constitue l’incipit du mythe intemporel de l’unité. Si certains contre-révolutionnaires argueront (pour certains en partie à raison, bien qu’ils oublient souvent à quel point le catholicisme ne constituait déjà plus le socle principal d’unité avant même les évènements de 1789) que c’est la Révolution qui a porté le coup fatal à l’unité, il est important de rappeler à quel point le Culte de l’Être Suprême chez Robespierre s’est précisément présenté comme une volonté de régénérer le principe d’unité. D’inspiration rousseauiste, il s’agissait pour l’Incorruptible de rendre hommage au principe de religion civile en créant un culte autour de valeurs patriotes indépendantes des croyances de chacun. Il est néanmoins vrai qu’une partie non négligeable des révolutionnaires qui appartenaient davantage à la gauche libérale que jacobine ont d’abord mis l’accent sur l’individualisme des Droits de l’Homme (bourgeois) qui était bien moins soucieux de souder les individus par une certain transcendance (que Robespierre et Saint-Just avaient à certains égards) que de servir l’agenda du libéralisme. Pour Girardet, le mythe de l’Unité se confond avec le narratif de cohésion nationale. Citant Jules Michelet pour qui la plus belle forme d’organisation collective réside dans “ces grands et beaux systèmes qu’on appelle les nations” (156), il souligne l'impossibilité de scinder la Patrie (réfutant ainsi l’argumentaire régionaliste) et la nécessité de voir les provinces françaises dans un rapport de totale complémentarité entre elles. Étroitement liée au mythe du Sauveur, la mythologie unificatrice tire en effet sa force dans sa personnalisation historique récurrente à-travers les grands hommes (et femmes) de l’histoire de France. 

 

“L’histoire de France tout entière tend ainsi à se présenter sous la forme d’une lutte sans cesse entretenue entre deux faisceaux de forces contradictoires : les forces bénéfiques d’une part qui sont celles de la convergence, du rassemblement, de la cohésion ; les forces maléfiques d’autre part, celles de la dispersion, de l’éclatement, de la dissociation” (158)

 

     Raoul Girardet illustre ce mythe par un exemple aussi puissant que générateur de débats qu’est celui de la Révolution. Bien qu’il ne bascule évidemment pas, au vu de l’importance qu’il porte aux longs mythes de l’Histoire, dans la croyance d’une certaine gauche selon laquelle la France serait née en 1789, il n’épouse pas non plus la thèse d’une France décadente depuis la Révolution si chère à la doxa réactionnaire. Ce qui forge l’Unité selon lui, c’est précisément l’acceptation globale de la longue aventure française, de Charlemagne à Robespierre, de Philippe Auguste à Clémenceau, et de Louis XIV à Saint-Just. “C’est à la Révolution française, célébrée non comme une rupture mais comme une apothéose, qu’appartiendra la gloire d’achever l’œuvre commencée par nos premiers rois, mais laissée scandaleusement inachevée par leurs derniers successeurs” (159). L’unité politique ne pourra naître en France que si l’amour de la patrie se confond avec l’amour de Dieu, que si la religion civile s’articule autour de l’esprit de transcendance, et que les querelles infinies de la gauche et de la droite quant-à 1789 convergeront vers la nécessité de voir la Révolution comme une synthèse de la longue histoire d’unification entamée par la dynastie capétienne et terminée par l’œuvre jacobine et bonapartiste. L’Unité française sera alors au-dessus des clivages interminables et verra, qu’il s’agisse du héros bleu de Valmy ou du vendéen arborant la fleur de lys, du communiste résistant ou de l’ancien membre des Croix-de-Feu volontaire dans les troupes gaullistes tous deux tués par l’occupant, accueillis au banquet de ceux levant leur verre non pas à la République ni à la Monarchie, mais à la France glorieuse et éternelle. Tel est le mythe qui promet, en puisant tant dans le Sauveur que dans l’Âge d’or, un avenir soucieux de réaliser la synthèse historique des longues contradictions du roman national.

par Tristan Dethès

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