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La droite, les droites :
Aux origines d’une tripartition

« L’analyse marxiste proposant une lecture du clivage gauche/droite en termes de classes sociales, donnant au socialisme le monopole de la gauche, omet que comme l’explique René Rémond, non seulement la distinction droite-gauche ne procède pas de la pensée socialiste, mais elle lui est demeurée longtemps étrangère »

Les deux sœurs inséparables

 

« La droite n’existe et ne se définit qu’en raison de l’existence d’une gauche. Elle n’est pas une entité ; elle n’est fondée que sur des rapports ». Difficile de semer plus de dissonance cognitive qu’en élaborant des définitions référentielles, surtout lorsqu’il s’agit de concepts politiques auxquels chacun n’accole déjà pas la même définition. C’est pourtant l’angle d’attaque que choisit Michel Winock, politologue français spécialiste de l’histoire politique contemporaine pour introduire son essai La droite : hier et aujourd’hui (2012). Tout comme définir la liberté sans définir la contrainte, la vertu sans le vice, ou l’idée sans la matière est fastidieux, élaborer une analyse de la droite sans s’intéresser à la gauche est, au mieux, une impasse, au pire, une solution de facilité malhonnête. Il ne s’agit pas dans un article dédié aux origines de la droite politique de dépeindre toutes les familles de la gauche. Il s’agit d’évoquer la gauche précisément parce que nous choisissons d’étudier les origines de l’aile droite du spectre politique. Étymologiquement, ‘origo’ signifie la ‘provenance’ ou la ‘naissance’. Or la droite n’est pas née de l’affirmation orgueilleuse de son essence originelle (bien qu’elle présente ses propres caractéristiques dont nous parlerons plus loin), mais par réaction. Michel Winock précise cette définition en arguant que « c’est la gauche, parti du mouvement, de la réforme et de la révolution, qui donne naissance par réaction au parti de la résistance ». Par réaction contre quoi ? Contre la gauche. Nous voilà donc bien avancés. Mais sortons du jeu conceptuel auquel nous nous attelons depuis quelques lignes pour rentrer dans le jeu politique concret. Le 9 juillet 1789, les députés des états généraux comprenant donc les trois ordres (clergé, noblesse et tiers-état) s’érigent en Assemblée Nationale Constituante afin de s’entendre sur la rédaction d’une constitution. S’ensuit alors un débat sur la question du droit de veto royal. Rappelons qu’à ce moment, la France est encore sous un régime monarchique de droit divin dans lequel le roi Louis XVI tire sa légitimité de Dieu par filiation. D’ailleurs, le terme de « monarchie absolue » est une terminologie péjorative qui n’apparaît qu’à la fin du XVIIIème siècle pour discréditer le pouvoir royal. Les partisans de ce droit de veto se placent à ce moment au “côté droit” du président de séance de l’Assemblée, tandis que ses opposants se placent au « côté gauche ». En décembre 1789, les termes de droite et gauche entrent dans le vocabulaire courant des débats politiques. Nous avons d’ores et déjà bel et bien un parti du mouvement (au sens philosophique et non politique du terme) : ceux qui veulent limiter le pouvoir du roi ; et un parti de la résistance : ceux qui veulent le conserver. 

 

L’affirmation politique de la gauche aurait donc été la condition nécessaire à la naissance de la droite. Tout comme le désir d’ordre ne naît que si se présente, en amont, une situation de désordre, l’injonction à la conservation d’une situation ne fait sens que si cette même situation est menacée par un changement. Prôner la conservation d’un modèle n’est pertinent que si en face, ce modèle politique connaît une contestation. Un exemple historique antérieur à l'apparition du clivage gauche-droite mais plus littéraire serait la querelle des Anciens et des Modernes du XVIIème siècle, ayant opposé les partisans d’une conservation du modèle littéraire basé sur l'inspiration des legs de l’Antiquité, à ceux qui inversement voulaient que les arts s’adaptassent à l’époque en créant leur propre singularité. La gauche, c’est par conséquent la tentation par l’inconnu, qui en retour crée la droite, préférant l’expérience historique. D’emblée, nous pouvons considérer la droite originelle, à savoir celle qui dès le début a souhaité conserver l’ordre établi de l’Ancien Régime. Ce point de départ historique pourrait suffire à contre-argumenter une partie de la définition de Michel Winock selon laquelle il n’y aurait pas une identité fixe de la droite, mais non. Il faut aller plus loin dans la mesure où rappelons-le : nous sommes au début de la Révolution. Au sein de cette Constituante, tous les députés sont royalistes. Pourtant, certains sont déjà à gauche du président de séance. Or l’on sait bien que quelques mois plus tard, la gauche ne sera plus monarchiste, mais républicaine. Après la proclamation de l’Assemblée Nationale Législative en octobre 1791 (instaurant une monarchie constitutionnelle inspirée du modèle anglais), les anciens partisans de la monarchie de droit divin disparaissent de l’hémicycle, et la droite est alors représentée par le « club des feuillants », souhaitant garantir l’enracinement de ce nouveau régime. Ils constituent donc à ce moment le nouveau parti de la résistance face aux jacobins, montagnards et girondins désireux de poursuivre la lutte contre le pouvoir royal. Puis, avec la proclamation de la Convention nationale en septembre 1792, les feuillants, balayés par la Ière République, sont remplacés par les girondins qui, anciennement de gauche, sont à leur tour poussés à droite par les nouvelles revendications encore plus à gauche des montagnards. 

 

Or nous faisons face à un problème : comment considérer l’essence supposée de la droite, si celle-ci voit son identité évoluer au fil du temps selon les revendications à sa gauche ? Comment penser la droite si une gauche à un instant t devient de droite à un instant t+1, tout comme les girondins sont passés à droite sous la Convention (avant de passer sous l’échafaud). Ce problème d’évolution du spectre politique qui conduit la droite à se faire pousser à l’extrême droite par une ancienne gauche, elle-même devenant de plus en plus de droite à mesure que de nouveaux partis encore plus à gauche apparaissent a été théorisé par l’essayiste et historien Albert Thibaudet en 1932 dans son ouvrage Les idées politiques en France sous le nom de sinistrisme. Le sinistrisme, du latin ‘sinister’ signifiant « qui est de gauche », explique que la gauche, dans son essence, constitue l’arbitre du positionnement politique. En effet, dans la mesure où elle désire le changement et la droite la conservation, dès lors que la gauche a obtenu le changement et souhaite conserver ce dernier (à l’instar des feuillants qui souhaitaient conserver la monarchie constitutionnelle), celle-ci se fait doubler par sa gauche par de nouvelles revendications de changement : elle devient donc référentiellement de droite. C’est ce que l’historien René Rémond a nommé la « position relative » du clivage gauche/droite. Les radicaux sous la IIIème république se sont fait doubler sur leur gauche par les socialistes qui les accusaient de ne pas remettre en cause la propriété privée, alors qu’ils étaient déjà issus du jacobinisme rousseauiste qui avait doublé la gauche libérale voltairienne sur sa gauche. Un exemple concret sur le long terme du sinistrisme est celui du libéralisme. Si les libéraux défendent pendant la Révolution un projet qui se caractérise par son individualisme philosophique, sa foi en la raison et sa volonté de défendre des droits naturels témoignant d’un certain universalisme, ils prônent également le libre-commerce. Ceux qui se placent à la gauche du roi en 1789 ne sont ainsi pas moins capitalistes que ceux se plaçant à sa droite, bien au contraire. Le décret d’Allarde de 1791, en affirmant que les « attroupements ouvriers qui auraient pour but de gêner la liberté que la constitution accorde au travail de l'industrie seront regardés comme attroupement séditieux. » (article VIII) a été l’aboutissement d’une revendication bourgeoise contre le corporatisme d’Ancien Régime qui entravait le plein développement d’une classe qui rêvait que la noblesse de sang fût remplacée par une noblesse d’argent. Cette loi a ainsi aboli définitivement les corporations si chères aux contre-révolutionnaires. Or une partie de ces libéraux (ceux qu’on l’on appellera les orléanistes) sont devenus de droite sous la Monarchie de Juillet. L’analyse marxiste proposant une lecture du clivage gauche/droite en termes de classes sociales, donnant au socialisme le monopole de la gauche, omet que comme l’explique René Rémond, « non seulement la distinction droite-gauche ne procède pas de la pensée socialiste, mais elle lui est demeurée longtemps étrangère » : le libéralisme n’est par essence pas de droite, il ne l’est devenu que parce que la bourgeoisie qui a fait la révolution et promulgué la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen s’est fait doubler par une autre gauche qui remettait en question ce que Marx appelait « les droits de l’homme bourgeois ». Non seulement le libéralisme n’a pas eu, sur le long terme, le monopole de la droite, mais surtout, le socialisme n’a jamais eu celui de la gauche. L’opposition (assez matérialiste au fond) entre libéraux et socialistes étant très postérieure à l’apparition du clivage gauche/droite, il y a, malgré le sinistrisme, toujours eu des libéraux de gauche comme des anti-libéraux de droite qui se sont inscrits dans la filiation réactionnaire en abhorrant tant les préceptes de Benjamin Constant (libéralisme politique) que ceux d’Adam Smith (libéralisme économique). 

 

Michel Winock retient ainsi trois idées clés. Premièrement, droite et gauche sont indissociables l’une de l’autre et varient selon la conjoncture historique. Leur analyse est donc référentielle. C’est ce qu’il appelle, l’aspect diachronique du clivage gauche/droite, du grec ‘dia’ ‘kronos’ qui signifie « à travers le temps ». La droite et la gauche en 1789, ne sont pas identiques à la droite et la gauche des années 1970, et le point de fracture entre résistance et mouvement dépend de la conjoncture. Comme le disait René Rémond, « droite et gauche, qui trouvent dans l’existence de l’autre le principe de leur localisation sur l’axe binaire, se définissent aussi par rapport à une situation historique déterminée et en fonction de sa problématique ». L’aspect évolutif du clivage gauche/droite est en cela fondamental. Veto royal contre absence de veto, monarchie absolue contre monarchie constitutionnelle, puis monarchie contre république, puis catholicisme contre laïcité… bref, si la droite en tant qu’idée peut universellement se définir par l’esprit de conservation, sinon de réaction, toujours est-il que du point de vue temporel, celle-ci n’est pas une essence immuable et a évolué selon les triomphes successifs des gauches. Deuxièmement, droite et gauche constituent un antagonisme politique entre résistance et mouvement bien plus qu’un clivage économique. Cet antagonisme implique une dimension philosophique. D’un point de vue épistémologique, c’est-à-dire relatif à l’étude des origines de notre connaissance, la gauche penche davantage en faveur du rationalisme, c’est-à-dire en faveur de la capacité de l’individu à rechercher l’universel par sa raison. Inversement, la droite tend à faire primer l’expérience historique et les traditions qui se sont transmises au nom de la stabilité qu’elles ont pu démontrer et par scepticisme à l’égard de la raison individuelle. Du point de vue politique, tandis que la gauche croit davantage en ce que Michel Winock nomme la « gouvernance par en bas » à savoir une gouvernance qui émanerait des hommes (pas nécessairement du peuple pour la gauche libérale, mais du moins des individus), justifié par un plus grand optimisme anthropologique (c’est-à-dire d’un optimisme à l’égard de la nature humaine), la droite, imprégnée quant-à elle de la tradition catholique qu’est celle du péché originel (donc d’un pessimisme anthropologique), croit davantage à la gouvernance par en haut, garante d’ordre et de stabilité. Cette gouvernance émane de principes transcendants qui dépassent la raison humaine, relatifs au divin. 

 

Le troisième pilier de définition chez Michel Winock constitue le deuxième axe de réflexion de notre analyse. Ayant posé les bases de la droite, il nous faut maintenant comprendre en quoi elle est un ensemble composite s’inscrivant selon Winock dans une dimension « synchronique » et qui nécessite d’être analysée au pluriel. Or cette pluralité de la droite française impliquant de considérer plusieurs courants qui, bien qu’étant de droite, ne cohabitent pas sous le même toit et n’obéissent pas au même logiciel idéologique, trouve ses origines dans un ouvrage emblématique de l’histoire politique française. En 1954, le politologue et historien René Rémond (qui fut au passage directeur de thèse de Michel Winock) établit une analyse tripartite permettant d’identifier trois tendances idéologiques distinctes s’étant affrontées au cours du XIXème siècle : la droite légitimiste, la droite bonapartiste, et la droite orléaniste. L’idée est à cet instant pour Rémond bien moins d’établir un curseur simpliste entre une droite modérément de droite et une autre radicalement de droite que de comprendre les différences idéologiques entre plusieurs courants, des différences de sociologie, de philosophie politique et de rapport à l’Histoire. Qu’est-ce qui distingue fondamentalement un Guizot d’un de Maistre ? En quoi les idées napoléoniennes et l’œuvre de Napoléon III diffèrent-elles de celles de la Monarchie de Juillet ? En histoire des idées, et encore plus en histoire politique, il convient de se replonger dans les évènements afin de comprendre la complexité des systèmes de pensée et de leurs origines. 

 

De la droite aux droites : une analyse plurielle

 

« Voilà comment le traditionalisme contre-révolutionnaire s’est imposé comme la droite la plus pure dans ses idéaux organicistes et anti-universalistes, le libéralisme post-1789 comme la modération du centre-droit soucieux de préserver les droits de l’homme (bourgeois), et le césarisme démocratique comme l’alliance de l’autorité et du progrès social »

- La droite légitimiste

La première des droites, l’originelle, l’absolue, se retrouve dans la pensée de la contre-révolution. Celle qui, au moment de se prononcer sur le veto royal, s’est placée à droite. Je disais tout à l’heure que la droite était née en réaction à la Révolution. Les réactionnaires sont donc avant tout des opposants politiques aux partisans de tout régime qui ne soit pas celui qui a précédé 1789. Mais ce serait une erreur que de réduire la contre-révolution à un simple positionnement politique. La réaction contre les acquis révolutionnaires, c’est d’abord une réaction contre la philosophie dont découle la révolution, à savoir la philosophie des Lumières. Les Lumières, en tant que courant de pensée du XVIIIème siècle, sont en effet une étape essentielle de la philosophie libérale qui comme l’expliquait Pierre Manent, avant d’être un projet économique (ce qu’elle deviendra ultérieurement), est surtout une conception de l’Homme et plus précisément une conception de l’individu. De l’individu non pas en tant qu’être particulier, mais de l’individu en tant que représentant de l’universalité de l’espèce humaine. Ce principe d’universalité considère que par sa raison, l’Homme peut accéder à la vérité et notamment prétendre à son dû universel : les droits naturels. Les droits naturels, qui sont les parents directs des Droits de l’Homme, partent d’un principe simple : s’il y a une nature humaine et donc que l’Homme avec un grand H existe, alors il existerait des droits inhérents à chaque individu du fait de son appartenance à l’espèce humaine. Or le propre de la droite contre-révolutionnaire, c’est d’abord son anti-universalisme, c’est-à-dire, son rejet du principe des droits naturels. L’un des grands représentants de cette droite est le français Joseph de Maistre, un penseur mais aussi homme politique ayant beaucoup écrit contre la Révolution française. Dans ses Considérations sur la France (1796), il écrit ceci : « Il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan; mais quant-à l'homme je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie ; s'il existe c'est bien à mon insu ». Maistre considère que la Révolution a usurpé la souveraineté de Dieu et établit parallèlement une philosophie de l’Histoire en rupture avec le rationalisme des Lumières, qui se baserait donc non pas sur les idées abstraites que constituent selon lui les droits naturels, mais au contraire sur l’expérience sensible et surtout historique, à savoir, la tradition. Un autre penseur clé de cette droite originelle est l’essayiste et penseur français Louis de Bonald qui appartient également à la famille des théocrates tout comme Maistre, mais surtout connu pour sa théorie de l’organicisme, qu’il développe dans son essai Théorie du pouvoir politique et religieux (1796). Selon cette théorie, ce ne serait pas l’Homme qui précèderait la société (comme l’affirment les théoriciens contractualistes), mais bien la société qui précèderait l’Homme. Et parce que l’individu ne pourrait exister antérieurement à la société, il ne pourrait conséquemment pas exister non plus indépendamment de la société. Bonald ne s’oppose en revanche pas au concept de droit naturel, mais il le renverse au profit d’un ordre naturel, d’une hiérarchie naturellement porteuse d’inégalités auxquelles l’Homme devrait se soumettre, précisément parce que cette société serait le fruit de la volonté divine et l’unique capable de garantir l’ordre. La défense de la société contre l’individu, de la religion contre les droits de l’homme, de l’expérience sensible contre la raison abstraite et de la soumission de l’homme à la nature qui découle de la volonté divine : voici l’agenda politique des contre-révolutionnaires. 

En juin 1814, lorsque l’héritier du trône Louis XVIII proclame une Charte tentant d’établir un compromis avec les acquis révolutionnaires, en octroyant notamment certaines libertés comme la liberté de la presse ou encore, la liberté des cultes, la droite contre-révolutionnaire incarnée par des personnalités comme Maistre et Bonald s’y opposent. Les élections législatives d’août 1815 donnent alors une majorité écrasante aux ultraroyalistes, ceux qui sont « plus royalistes que le roi » et l’accusent de centrisme en ayant établi une monarchie limitée. Ces derniers vont même jusqu’à proposer l’abaissement du cens électoral voire le suffrage universel (car rappelons-le, la Charte établit le suffrage censitaire), dans l’optique de trouver le soutien des campagnes et des masses paysannes généralement plus conservatrices que la bourgeoisie. Le règne de Charles X de 1824 à 1830 incarnera alors l’apogée politique du projet contre-révolutionnaire. La loi sur le Sacrilège du 20 avril 1825 prévoit la condamnation à mort de toute personne ayant profané des hosties, le catholicisme est remis au centre de la société, et l’Ancien Régime est glorifié. Mais la durcification du régime avec l’avènement du Prince de Polignac et la proclamation des ordonnances de Saint Cloud en juillet 1830 aboutissent à une victoire des libéraux et à la proclamation de la Monarchie de Juillet. Les ultraroyalistes basculent ainsi dans l’opposition, en devenant le parti des légitimistes, qui souhaite donc le retour de la branche des Bourbons. C’est la première et la dernière fois au (au XIXème siècle en tout cas)  que cette droite a connu une telle hégémonie politique, et sa seule présence au pouvoir sera liée par la suite au jeu des alliances avec les monarchistes modérés, notamment sous le parti de l’Ordre entre 1848 et 1852, avant de mourir politiquement après l’amendement Wallon en 1875 ayant tué tout espoir de restauration politique.

 

- La droite orléaniste

L’historien Jacques Julliard disait à juste titre que le libéralisme était en quelque sorte « l’omphalos mundi » de l’échiquier politique, c’est-à-dire le centre ayant un versant tendant à gauche, et un autre à droite. Si la droite originelle s’est ainsi dressée contre le libéralisme (c’est-à-dire contre le rationalisme et son dérivé qu’est l’universalisme), René Rémond identifie dans sa tripartition une deuxième droite qui en a embrassé les idéaux. Héritière des monarchiens, puis des feuillants et enfin des doctrinaires, la droite orléaniste est née d’une volonté de réforme et d’opposition à l’intransigeance des contre-révolutionnaires. Réformiste plus que révolutionnaire donc, mais davantage réformiste en 1789 qu’en 1793, cette droite est issue d’une volonté de détruire la société d’ordres et de substituer à l’ancienne noblesse un ordre plus bourgeois fondé sur le respect des droits individuels et inspiré de la Glorieuse Révolution. Si René Rémond l’a nommée « orléaniste », c’est parce que cette droite s’est illustrée politiquement entre 1830 et 1848 en tant que soutien de Louis-Philippe Ier, « roi bourgeois » et fils d’un partisan du régicide que fut Louis-Philippe d’Orléans son père. Mais pour comprendre sa nature, il faut prendre pour point de départ les élections législatives d’août 1815. Élue au suffrage censitaire indirect, la nouvelle Chambre comporte une majorité de monarchistes qui se scindent en deux camps : les ultras (future droite légitimiste), et les doctrinaires. Parmi les partisans des doctrinaires, Pierre Paul Royer-Collard ou encore François Guizot défendent une monarchie constitutionnelle et souhaitent imposer à Louis XVIII une vision plus libérale du pouvoir. Plus libérale, mais pas plus démocratique. Car ce qui fonde la pensée des doctrinaires, c’est comme l’explique Michel Winock, l’idée d’une « société des intelligents ». Le droit de vote ne devrait pas, pour des libéraux craignant le retour de la guillotine, être universel, mais appartenir à ceux qui ont le temps et les moyens de se soucier de la politique. Et ces personnes, ce sont évidemment les propriétaires, la nouvelle classe moyenne qui a triomphé de la Révolution. Car individu rationnel ne signifie pas individu responsable. Au nom de quoi un individu ne sachant pas gérer ses affaires privées et faire fortune serait-il légitime à prendre part aux affaires de la Cité ?  Cette question résume parfaitement la pensée orléaniste. François Guizot, chef de file des doctrinaires, ne fait pas de la Révolution une causalité diabolique contrairement aux ultras. Estimant que celle-ci doit être assumée dans ses grands principes, il croit, comme en témoigne ses Méditations sur l’état actuel de la religion chrétienne (1866), que si liberté et religion marchent côte-à-côte (opinion le classant dans un libéralisme plus enclin à la conservation), les ultras ne comprennent rien à l’évolution du monde et sont en décalage complet avec le sens de l’Histoire et la volonté de la Providence qui aspirent à la liberté humaine. Cependant, cette liberté humaine ne peut être acquise que si l’individu parvient à s’affranchir du matérialisme qui le retient prisonnier de ses désirs et du corps pour se tourner vers son âme. Il ne fait guère confiance aux passions populaires, mais n’est pas non plus un théocrate : « Je ne crois ni au droit divin, ni à la souveraineté populaire ». En restreignant les droits politiques à une certaine classe sociale, il élabore ce faisant une conception élitiste du pouvoir. Or comme le souligne à juste titre Michel Winock, il ne s’agit pas d’une classe fermée contrairement à la noblesse, mais bien une classe que tout le monde peut rejoindre par le travail et l’enrichissement, conditions pour devenir un citoyen responsable et éclairé. 

Nous en arrivons à 1830. La chute de Charles X est marquée par l’avènement de cette nouvelle droite anciennement révolutionnaire qui, une fois au pouvoir et après avoir fait triompher les préceptes du libéralisme, a peu à peu basculé dans le camp des conservateurs. Si l’adoption du drapeau tricolore, l’abolition du catholicisme comme religion d’État et l’orientation vers un régime monarchique constitutionnel placent cette droite dans l’héritage de 1789, le sinistrisme rend déjà les anciens doctrinaires plus conservateurs que certains libéraux appartenant à l’aile gauche du régime de Louis-Philippe Ier. En effet, celle-ci se scinde en un Parti du Mouvement et en un Parti de la Résistance. Tandis que les premiers (parmi lesquels on compte le banquier Jacques Laffitte ou encore un certain Adolphe Thiers) veulent un abaissement du cens électoral, les seconds (qui comptent dans leurs rangs François Guizot et Casimir Perier) aspirent à consolider les acquis du nouveau régime et maintenir l’ordre. D’autant qu’à gauche, les républicains entendent faire comprendre leur désir de substituer à ce libéralisme bourgeois une conception plus démocratique du pouvoir en mettant en avant le suffrage universel. La fin est connue : l’ancien doctrinaire Guizot se heurte en interdisant un banquet à la révolution de 1848 qui balaie au passage le régime. 

Mais alors, les doctrinaires se sont-ils vraiment confondus dans cette droite orléaniste ? D’abord, il faut rappeler que le terme d'« orléaniste » fait bien moins référence à une filiation dynastique qu’à une idéologie précise. Comme nous le verrons dans un prochain article, la droite orléaniste a survécu à la monarchie et s’est également accommodée de la République et du suffrage universel par la suite. Elle a seulement gardé son goût pour la réforme, l’élitisme bourgeois et le parlementarisme. L’orléanisme est surtout un symbole : une droite qui a soutenu un roi plus enclin à accepter 1789 plutôt qu’un contre-révolutionnaire, c’est une droite qui est prête à faire certaines concessions à la modernité. Le maître mot de cette deuxième droite est bien le libéralisme, qui se confond dans le progrès des droits individuels. Or ce libéralisme présente plusieurs tendances qui vont, selon les mots de Michel Winock, de « l’intellectualité des doctrinaires » à « l’utilitarisme bourgeois ». Il y a en effet dans la droite orléaniste aussi bien une tendance opportuniste qui veut bénéficier du nouveau régime des notables et garantir le monopole du pouvoir politique à la classe bourgeoise, qu’une tendance moins matérialiste qui désire avant tout trouver un juste milieu entre les blancs et les rouges : Guizot fut le plus ardent défenseur de ce consensus. 

 

- La droite bonapartiste

Pendant longtemps, certains historiens ont privilégié une analyse bipartite de la droite. L’idée d’une aile droite de l’échiquier politique qui se scindait entre un courant modéré, libéral-conservateur, et un courant radical réactionnaire, apportait une certaine clarté dans les esprits et, surtout, séduisait dans sa logique économiciste. En effet, une simple division entre libéraux et contre-révolutionnaires permettait de créer un curseur, une différence de degré seulement entre les courants de droite, mais pas de nature profonde : toutes deux renvoyaient à un rapport de classe. La droite légitimiste était le parti de la noblesse (encore que beaucoup des suffrages pour le parti légitimiste vinssent de la paysannerie), la droite orléaniste le parti de la bourgeoisie. Et le fait de savoir que l’une prenait l’avantage sur l’autre après la chute de l’Ancien Régime n’était interprété que comme un règlement de compte au sein de la classe dominante et des possédants. Monarchie constitutionnelle ou monarchie de droit divin, toutes deux avaient un point commun : leur refus du suffrage universel. La crainte d’un pouvoir qui émanerait d’en bas. Après tout, la souveraineté populaire n’était-elle pas l’apanage des jacobins coupeurs de têtes ? Pourtant, la troisième droite qu’a décidé d’inclure René Rémond dans sa tripartition a compris que souveraineté populaire et ordre pouvaient très bien marcher côte-à-côte. Mieux, que le peuple pouvait être plus conservateur et autoritaire que ceux qui le dirigent. 

Comme le pointe Michel Winock, il s’agit d’une droite bâtarde de l’aventure napoléonienne qui se base sur un corpus théorique bien moins fécond que les deux autres. Si la droite orléaniste a puisé dans toute la littérature libérale et la droite légitimiste chez les théoriciens de la contre-révolution, le bonapartisme tire sa doctrine d’abord de l’action politique de ses deux mentors : Napoléon Ier et Napoléon III. Cette droite est née lors de la prise du pouvoir par Napoléon Bonaparte en 1799 et s’est poursuivie plusieurs décennies plus tard sous le Second Empire après le coup d'État de son neveu Louis-Napoléon Bonaparte validé à 92% par plébiscite en 1851. Pour synthétiser, c’est avant tout une droite autoritaire, qui a le sens de l’Etat fort et centralisé, mais qui demeure démocratique et n'a rien de commun avec la droite contre-révolutionnaire en ce qu'elle « accepte l’héritage » selon les mots de René Rémond, et se fonde sur le peuple. Michel Winock identifie en cela cinq aspects prépondérants du bonapartisme. Il s’agit premièrement d’une droite émotionnelle. À l’inverse des orléanistes qui juraient par la raison, les bonapartistes ont comme les légitimistes un goût pour l’affect et pour la symbolique : la légende napoléonienne et le sentiment de grandeur de la France. Le mythe du « héros hégélien » sur son cheval qui domine le monde et amène les peuples vers l’aventure, ou encore l’image du demi-dieu dépeinte par Jacques-Louis David dans ses tableaux sont révélateurs d’une mythologie réelle autour du bonapartisme qui s’est créée pas seulement à droite. Si même quelqu’un comme Karl Marx en a reconnu le rôle historique (du moins celui de Napoléon Ier), c’est précisément parce que le bonapartisme a nourri une vraie légende, parfois noire également, et enraciné l’œuvre de la Révolution. Car c’est en effet également une droite qui contrairement aux ultras accepte une grande partie des références de 1789. Longtemps décrit comme un « Robespierre à cheval » (phrase attribuée tantôt à Germaine de Staël, tantôt à Metternich), Napoléon Ier a suscité la haine des contre-révolutionnaires qui n’ont jamais pardonné à celui qui avait couronné la Révolution et ses principes à travers le Concordat de 1801, le Code Civil de 1804, ou encore ses desseins méritocratiques pour la nouvelle France, d’avoir réprimé les insurrections royalistes de 1795. En outre, le principe d’autorité du bonapartisme se traduit par une prépondérance de l’exécutif sur le législatif a contrario de sa voisine orléaniste. Le parlementarisme bourgeois n’est pas l’apanage des bonapartistes qui préfèrent fonder la légitimité politique sur le tandem chef-peuple. Il est d’ailleurs ironique que le premier régime républicain français à instaurer une fonction présidentielle qu’est celui de la Deuxième République soit celui qui ait directement facilité par ses institutions l’avènement d’une nouvelle forme de monarchie élective. Car par dessus tout, le bonapartisme repose sur l’appel au peuple. Férocement anti-parlementaire, Napoléon III disait lui même qu’il était du « propre de la démocratie de se personnaliser dans l’homme qu’elle choisissait ». Et quoi de mieux pour cela qu’un régime plébiscitaire ? Après tout, la droite bonapartiste a été la seule à comprendre que le suffrage universel pouvait être mis au service d’un projet autoritaire. Autoritaire, mais paradoxalement démocratique quand on sait les raz-de-marée bonapartistes à chaque plébiscite dans les zones rurales à la faveur de Napoléon III. Le nom de Bonaparte était à cet instant un argument électoral pour toute une population qui, bien que non politisée, abhorrait tant la république des « partageux », terme employé par les paysans de l’époque pour pointer du doigt les collectivistes, que la monarchie bourgeoise des orléanistes. La sociologie du bonapartisme, c’est avant tout la paysannerie, ou cette masse de petits propriétaires que Marx nommait les « parcellaires » mais qui n’ont pas une conscience de classe commune. Comme le souligne Michel Winock, la force de cette droite a été sa capacité à être populaire chez cette masse contrairement aux orléanistes sans être réactionnaire ni révolutionnaire contrairement aux légitimistes et aux républicains radicaux. 

Pour saisir la dimension populaire qu’a pu prendre la droite bonapartiste, c’est du côté des écrits et de l’action politique de Napoléon III qu’il faut se tourner. En 1844, celui-ci publie un ouvrage intitulé De l’extinction du paupérisme dans lequel il témoigne de son attachement aux théories du socialisme utopique de Saint Simon. La mise en place du premier système de retraites en 1853, l’autorisation du droit de grève en 1864 ou encore la création d’une caisse d’assurances contre les accidents du travail font du Second Empire un régime qui est parvenu à revendiquer un « ni-droite ni-gauche » en se plaçant au-dessus des clivages de classes, ce que les autres droites n’étaient jusque-là pas parvenues à faire. En 1830, la France déchirée entre le spectre du retour d’une république jacobine et l’ombre de monarchie de droit divin avait trouvé un centre : la monarchie orléaniste. Mais il s’agissait d’un centre bourgeois, de notables, et perçu comme immobiliste. La solution bonapartiste a donc proposé un autre consensus « à deux têtes » (M. Winock) : celle de gauche penchait vers la légitimité populaire, le progrès social, celle de droite vers l’ordre et le respect de l’autorité. Une droite césariste, illibérale sur ses débuts mais étrangement plus démocratique et populaire que ses deux sœurs : voilà comment le bonapartisme a su jeter le germe d’un syncrétisme politique qui, bien que de droite par son refus permanent de toute compromission avec le parti révolutionnaire, s’est avéré très habile dans sa capacité à briser la lutte des classes. Et si le récit marxiste a (et ce de façon très talentueuse notamment chez quelqu’un comme Gramsci) tenté par son matérialisme et son économicisme traditionnels de faire du bonapartisme la dernière carte à jouer du grand capital, force est de constater que cette droite a su contrer le prisme d’analyse économico-centré de l’échiquier politique en montrant que, parfois, les classes populaires pouvaient aussi être très conservatrices. 

 

Ainsi se sont succédé les trois droites pendant plusieurs décennies. Voilà comment le traditionalisme contre-révolutionnaire s’est imposé comme la droite la plus pure dans ses idéaux organicistes et anti-universalistes, le libéralisme post-1789 comme la modération du centre-droit soucieux de préserver les droits de l’homme (bourgeois), et le césarisme démocratique comme l’alliance de l’autorité et du progrès social. Voilà comment sont nées les différentes familles de la droite française, avant de laisser place en 1877 à la chute de Mac Mahon à la succession des gauches qui, par la loi du sinistrisme, ont alors peu à peu fait accepter le régime républicain. Si cette tripartition paraît aujourd’hui dépassée, il s’agira prochainement de s’intéresser à l’actualisation de l’ouvrage de René Rémond dans son essai de 1982, près de trois décennies après la publication des Droites en France, ainsi que d’étudier la suite de l’ouvrage de Michel Winock pour comprendre comment ces trois familles se sont adaptées aux nouveaux enjeux et quelle voie elles ont suivi au cours du XXème siècle. Surtout, il sera question de savoir si d’autres droites ont émergé et d’étudier la pertinence actuelle de la tripartition à l’heure de la Vème République...

par Tristan Dethès

SOURCES

  • Rémond, René. La Droite en France de 1815 à nos jours. Paris : Aubier, 1954.

  • Winock, Michel. La droite hier et aujourd’hui. Paris : Perrin, 2012

 

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