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Machiavel : patriote italien et réaliste

« Le pragmatisme politique de Machiavel inculque aux princes de reconcevoir la légitimité d’une action en partant non pas de son placement sur le curseur moral (soit-il établi par la religion ou la philosophie), mais de l’intérêt national » 

 

Dans son essai Histoire intellectuelle du libéralisme (2012), le philosophe français Pierre Manent dressait dans l’intitulé de son premier chapitre une apposition entre Machiavel et la “fécondité du mal” afin de mettre en évidence le basculement politique et anthropologique majeur qui s’était opéré avec l’avènement de la philosophie machiavélienne à la croisée des XVème et XVIème siècles. “En ce sens, écrit-il, Machiavel est plus un réformateur religieux qu’un philosophe ou un savant : il veut changer les maximes qui gouvernent effectivement les hommes” (page 48). Du latin ‘maxima sententia’ signifiant littéralement “sentence la plus grande”, une maxime traduit une règle de conduite au-dessus de toutes les autres, laquelle constitue de fait le sommet de l’organisation sociale en instituant un impératif ultime à partir duquel sont organisées les sociétés humaines. ‘Imperare’ renvoyant étymologiquement à ce qui commande les actions des hommes, affirmer que la philosophie du Prince constitue un renversement de maxime revient à prêter à l’œuvre machiavélienne une volonté de substituer à l’imperator de l’Europe pré-moderne une autre maxima sententia pour gouverner les hommes. Historiquement, comme l’explique Pierre Manent, l’Europe était dominée par “l’impératif du salut chrétien” lequel, avant de traduire une supériorité supposée du spirituel sur le temporel, impliquait que le religieux ne se limitât pas uniquement à sa dimension organisationnelle des sociétés (sinon quoi il eût été porteur d’un contractualisme avant l’heure), mais bien qu’il empiétât sur le domaine politique. Face à cela s’est alors posé le problème de savoir le moyen par lequel le monde profane, ou politique (non-religieux) devait s'affranchir du fond théologique qui caractérisait les sociétés européennes et ce, jusqu’autour du XIVème siècle durant lequel on commença à redécouvrir les œuvres d’Aristote et la pensée pré-chrétienne des Anciens. Ce problème, c’est le problème “théologico-politique”, à savoir la forme sous laquelle le politique doit s’organiser pour s’affranchir du religieux. Par “forme”, Pierre Manent entend l’organisation d’une entité politique qui ne soit ni celle de la Cité, trop impuissante pour répondre au problème, ni celle de l’Empire, trop universel pour ne pas inclure du religieux. Mais alors, quelle serait cette forme et comment devrait-elle reconcevoir son rapport de l’homme au politique ? 

Nous en arrivons à Machiavel. Florentin, son expérience de la vie politique n’est pas à rebours du contexte historique dans laquelle s’inscrit son œuvre. L’Italie de la fin du XVème siècle n’est pas unifiée et l’influence politique des états pontificaux n’est pas sans importance. Étant selon les mots de Pierre Manent “inamical à l’égard de l’Église et particulièrement vulnérable devant elle”, Machiavel, patriote italien, avait pour idée de re-concevoir le politique de telle sorte qu’il pût s’organiser indépendamment du religieux. D’ailleurs, le titre original du Prince n’est pas Il Principe mais De Principatibus (des principautés). L’ouvrage posthume publié en 1532 vise à présenter aux gouvernements la façon par laquelle le souverain (qui n’est donc plus l’Église) doit prendre et conserver le pouvoir. Rien qu’ici se joue un renversement de paradigme majeur. Le terme ‘devoir’ traduit une dimension impérative. Nous discutions déjà précédemment de l’impératif de dissociation du politique et du religieux, mais n’avons pas évoqué le cœur de l’œuvre qu’est celui de l’”imperator” du souverain, à savoir de ce qui le commande. Pour Machiavel, il est ainsi question de la façon par laquelle le prince doit gouverner pour conserver son monopole du pouvoir, autrement dit, de la nécessité (Pierre Manent, Naissances de la Politique Moderne) à laquelle obéit la politique. Si le politique désigne la contradiction d’intérêts, la politique renvoie à la scène sur laquelle s’affrontent les différents acteurs en compétition pour conquérir le pouvoir. Néanmoins, cette définition vient à rebours de la définition des Anciens, et notamment de la vision aristotélicienne. Pour Aristote, la politique obéissait à l’impératif de la nature humaine qu’était celui de la vie en communauté (le fameux ‘zoon politikon’). Par conséquent, la “bonne” politique était celle qui favorisait cet esprit de communauté et restait fidèle à l’idée de coopération et d’amitié entre les Hommes. Or la philosophie de la nécessité développée par Machiavel se fonde sur une nouvelle conception de la condition humaine (sur une nouvelle anthropologie donc), qu’est celle des passions. Et ces passions (littéralement ‘souffrances’), posent un nouvel impératif en opposition radicale avec le ‘zoon politikon’. Le prince n’obéirait pas à la nécessité de bien commun de la Cité, mais à celle de préservation de son pouvoir. La politique ne se plierait donc plus à l’impératif de parfaire la condition humaine, mais au contraire à celui d’agir en conséquence. Si la première conception ne dissocie pas vertu et politique, la seconde le fait. Or c’est précisément ce renversement de paradigme qui conduit Machiavel à élaborer une théorie du pouvoir en rupture non seulement avec la tradition de division des pouvoirs entre le spirituel et le temporel, mais surtout avec l’ancienne définition de la politique. Cette nouvelle philosophie de la nécessité donne naissance à un nouvel ‘imperator’ auquel obéit la politique : sa séparation de toute considération morale (ou vertueuse), frein à l’obéissance au nouvel impératif de conservation.  

 

 

UNE NEUTRALISATION AXIOLOGIQUE DE LA POLITIQUE

 

Un résumé de mauvaise qualité de la pensée machiavélienne se contenterait de dire que le florentin s’est efforcé d’introduire le mal en politique, et d’en faire une scène d’affrontement immorale sur laquelle la nécessité de préservation du pouvoir impliquerait la souffrance du peuple. Et pour preuve, l’adjectif “machiavélique” est rarement utilisé pour désigner une personnalité ayant fait preuve de vertu lorsqu’elle exerçait les plus hautes fonctions. Machiavel n’a pas vocation à plaider pour la bonne ou la mauvaise politique, mais s’intéresse surtout à faire en sorte que la politique parte du réel. 

 

- Pessimisme ou réalisme anthropologique ? 

 

Si Machiavel entend “briser les règles”, c'est d'abord au nom d'une redéfinition de l'étude de la nature humaine, qui préfigure une néo-anthropologie. “Si tous les hommes étaient bons, ce conseil serait mauvais ; mais comme les hommes sont méchants et ne vous font pas confiance, vous n'avez pas besoin de leur faire confiance” (Le Prince, 54). Cette phrase est essentielle pour comprendre le réalisme avec lequel il souhaite conseiller les dirigeants, qu’il s’agisse de Laurent de Médicis ou Cesare Borgia. Le conseil général est qu'un dirigeant ne doit pas voir les gens comme il voudrait qu'ils soient, mais plutôt comme ils sont. Machiavel se place ainsi dans le domaine du réalisme, c'est-à-dire dans une philosophie politique qui cherche avant tout à partir de la réalité. Son objectif est d'écarter le dogmatisme et l'idéologie pour mieux définir le champ de l'action politique, ce qui contraste avec le paradigme qui a dominé l'Occident jusqu'à l'époque moderne. Comme l'explique Pierre Manent, la philosophie d'Aristote, celle d'un homme naturellement social auquel la Cité confère une fonction de cohésion marquée par une “hiérarchie des biens et des fins”, était hégémonique depuis l'Antiquité (1987, 33). En d'autres termes, l'homme était considéré comme un être à sculpter et la politique avait pour tâche de le rapprocher de l’idéal de vertu. Machiavel se place à rebours de cette conception. Selon lui, le fossé entre comment les personnes agissent et comment la morale les incite à agir est si grand que tout pouvoir qui chercherait à réconcilier morale et gouvernement serait détruit. Le but de la politique n’est donc pas de changer les hommes, mais de les gérer, de contenir leurs passions destructrices. Sa dédication à Laurent de Médicis l’avait déjà conduit à évoquer sa ‘lunga esperienza della cose moderne’, littéralement “sa longue expérience des choses modernes”. Car en bon florentin, l’expérience de Machiavel des complots, des jeux de pouvoir et des conflits (les guerres d’Italie ayant duré plus de six décennies) l’a conduit à ne pas idéaliser les individus. Voici ce qu’il écrit au chapitre XV : “Il serait très beau, sans doute, et chacun en conviendra, que toutes les bonnes qualités que je viens  d’énoncer se trouvassent réunies dans un prince. Mais, comme cela n’est guère possible et que la nature humaine ne le comporte point”. Machiavel ne se réjouit pas du caractère peu enclin à l’altruisme et à la vertu des hommes, mais le constate pour mieux en prévenir les excès. 


- Une philosophie amorale

 

La philosophie machiavélienne a souvent été accusée, en particulier par l’école Prussienne du XVIIIème incarnée entre autres par Frédéric II de Prusse (Anti-Machiavel 1740) d’être immorale. Il est vrai qu’au Moyen-Âge, dont Machiavel a été un contemporain de sa fin, puisque l’époque Moderne commence en 1492, les “miroirs des princes” étaient en vogue. Il s’agissait de traités d’éthique visant à instruire les dirigeants quant-à la “bonne” politique qui s’inscrivant dans un genre littéraire où théologiens et philosophes aimaient à débattre de la relation étroite entre morale et politique. Les procès faits à Machiavel en immoralisme sont pourtant injustes. En réalité, ce dernier ne préconise pas de faire le mal pour le mal (et d’ailleurs, il avertit les tyrans sur le risque d’être méprisé et haï par un peuple au chapitre XIX), mais fait du mal une variable qui ne doit pas être prise en compte dans la décision du souverain. Sa philosophie n’est donc pas immorale, mais amorale. Quand il parle d’apprendre “à ne pas être bon”, il ne dit pas “d’apprendre à être mauvais”. Cette frontière est cruciale dans la mesure où la question morale ou non de la politique est remplacée peu à peu par la question de la “nécessité” (chapitre XV). L’amoralisme permet au souverain de n’obéir qu’à ce que les circonstances lui disent d’obéir. C’est la raison pour laquelle il est juste de parler de pragmatisme. Du latin ‘pragmaticus’ signifiant “qui est relatif aux affaires”, le pragmatisme politique de Machiavel inculque aux princes de reconcevoir la légitimité d’une action en partant non pas de son placement sur le curseur moral (soit-il établi par la religion ou la philosophie), mais de l’intérêt national.

 

« L’homme qui a l’administration d’un État dans les mains doit ne jamais penser à lui mais doit toujours penser au prince, et ne l’entretenir que de ce qui tient à l’intérêt de l’État » (chapitre XXIII)

 

L’idée de préservation du pouvoir pour maintenir l’État (‘mantenere lo stato’) est cardinale. Si les vertus habituellement prônées par les conseillers moraux des princes que sont la sagesse, la patience ou encore la modération sont périlleuses, c’est parce qu’elles sont incapables de produire une action politique à même de prévenir contre l’effondrement du pouvoir. Machiavel n’est pas un cynique qui voit le peuple comme une masse à manipuler. Il constate simplement que celui-ci juge davantage par le résultat que par l’intention, soit-elle bonne, d’une action. Si un souverain doit être brutal pour parvenir à la fin à un résultat propice à la sauvegarde des intérêts nationaux, alors son action est légitime. Un exemple est illustré par Machiavel dans le chapitre VII à-travers la figure de César Borgia et de la restauration de l’ordre en romagne. Pierre Manent (2012, 49) découpe ce passage en trois étapes. Première étape, l’état d’anarchie et de violence contre les paysans qui subissaient les cruautés des seigneurs. Deuxième étape, Borgia qui y a mis un terme en demandant à Remiro d’Orco, réputé pour sa brutalité, de rétablir l’ordre en écrasant les nobles. Enfin, Borgia qui s’en est débarrassé en le faisant exécuter, ce qui a plu aux paysans qui ont retrouvé la tranquillité. La morale de l’histoire réside dans l’évaluation de cette décision politique sur l’unique critère de l’image renvoyée par le prince in fine : celle d’un protecteur au service du peuple. 

 

 

UNE CONCEPTION ABSOLUE DU POUVOIR : LE BIAIS D’UN PATRIOTE ITALIEN

 

Si le procès en apologiste de la tyrannie fait à Machiavel est un contresens, c’est aussi parce qu’il tente de rendre rétrograde voire nostalgique des pires despotes antiques une doctrine paradoxalement à l’origine de la modernité et de la forme politique ayant cherché à vaincre la féodalité : l’État. À l’heure de la mondialisation et du démantèlement des différents attributs de souveraineté au profit d’un marché toujours plus enclin à la destruction des structures étatiques, il n’est pas étonnant que l’État soit désormais perçu comme une structure archaïque (à relativiser quand on sait à quel point le marché, sous ses prétentions de cheval de la modernité, tend à faire naître un néo-féodalisme au service d’intérêts privés dont le fonctionnement n’a pas grand chose à envier à ce que fut l’Europe féodale, à savoir un état de guerre de tous contre tous) qu’il faudrait balayer. Pourtant, c’est oublier à quel point l’État, véritable équilibre comme le disait Pierre Manent entre la Cité libre mais faible et l’Empire fort mais aliénant, a été un progrès considérable. Machiavel dans Le Prince en annonce les préceptes bien qu’il ne le développe pas aussi explicitement que le fera son successeur Hobbes, et ce sur deux plans : celui d’une dictature au sens romain du terme, et d’autre part celui d’une résolution du problème théologico-politique par le triomphe du temporel sur le spirituel. 

​- Un admirateur de la République romaine

 

Si le souverain doit être pour Machiavel doté de qualités d’adaptation, parmi lesquelles notamment la capacité à jongler entre la ruse du renard et la force du lion (chapitre XVIII) pour pouvoir à la fois apercevoir les pièges et lutter contre les loups, il doit surtout faire preuve de “Virtù”, ou d’un “caractère de grandeur” (chapitre XXI). Du latin ‘virtus’ signifiant la “virilité”, la vertu au sens machiavélien n’est pas entièrement superposable à la vertu morale, bien qu’elle lui soit évidemment liée. Traditionnellement, la vertu s’apparente à une forme de perfection morale qui invite les hommes à accomplir le bien. La distinction entre vertu morale et vertu politique que Montesquieu développera dans De l’esprit des lois ne cherche pas à aliéner la morale à une vertu qui est selon ses termes “l’amour de la patrie” et de “l’égalité” (définition que l’on retrouve dans « l’Avertissement à l’auteur »). Même les promoteurs les plus féroces de l’idéal de vertu que seront les jacobins, bien que biberonnés aux écrits du penseur florentin et de la Rome antique, ne dissocieront jamais complètement morale et politique. Saint-Just verra au contraire dans la vertu républicaine une valeur propice tant aux bonnes mœurs qu’à la dévotion à la patrie. Machiavel entend faire de la vertu une valeur qui dispose le souverain à servir coûte que coûte le peuple qu’il incarne. Car le principe d’incarnation est central dans la finalité politique du Prince. La philosophie politique du florentin ne promeut évidemment pas l’horizontalité. Machiavel croit en l’homme providentiel et au salut public, adhérant de fait au “mythe du sauveur” (Raoul Girardet, 1986) : “Que l’Italie, après une si longue attente, voie enfin paraître son libérateur” (Chapitre XXVI). C’est pourquoi il n’hésite pas à défendre la dictature mais au nom de la libération du peuple italien. Cette réconciliation entre un régime autoritaire et le salut public se retrouve également dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live (1531), un essai plus marqué idéologiquement qui témoigne de sa fascination pour Rome : “Cette solution [la dictature] était utile” (traduit de la version anglaise Discourses, 71). Pour Machiavel, la dictature n’est pas la tyrannie. Rappelons que durant la République romaine, le dictateur est un homme qui se voit confier pour une durée de six mois des pouvoirs d’exception en vue d’accomplir une tâche en situation d’urgence, après quoi il abdique. Les exemples de Sylla et Cincinnatus l’illustrent assez bien. Le dictateur dont Machiavel souhaite l'arrivée, à l’inverse du tyran guidé par son caprice privé plutôt que par l’intérêt général, n’est donc pas un terme péjoratif qui s’apparenterait à un despote. Le juriste Carl Schmitt auquel nous avons dédié un article et qui se place en héritier de Machiavel et de Hobbes (bien qu’il ait pour le coup soutenu l’un des plus grands tyrans du XXème siècle, ce qui n’enlève rien à la qualité de son œuvre) expliquait que la dictature était la condition nécessaire à l’exercice d’un pouvoir stable et efficace. En nostalgique de Rome, Machiavel partage ce point de vue et croit en un homme fort qui rétablira l’ordre en Italie face aux puissances extérieures, mais également intérieures (Touchard 1993, 253). Et ces puissances intérieures, en plus des forces féodales anti-patriotiques (comme elles le furent en France, mais que nos rois parvinrent à écraser pour le salut de la patrie), ce sont les influences de l’Église. 

 

- La résolution du problème théologico-politique par le triomphe du politique

 

Tout l’argumentaire de Machiavel d’avoir un homme fort de caractère et protecteur de son peuple, au-delà de servir de traité politique aux souverains, vise avant tout à exprimer son patriotisme. Quand Pierre Manent parle de “changer les maximes” à propos du conseiller politique, il souligne sa volonté de libérer le souverain de l’influence religieuse qui pèse sur ses actions. Chez Machiavel, la vertu s’oppose au concept de fortune (‘fortuna’), désignant le hasard, ou également la volonté providentielle, c’est-à-dire, tout ce qui échappe au libre-arbitre du prince. Cette dialectique entre vertu et fortune montre que malgré l’importance qu’il donne à la contingence des événements, Machiavel refuse la fatalité et la subordination de la politique à Dieu. Si la fortune est une variable non négligeable, elle ne saurait être l’horizon indépassable sur lequel se repose le souverain : “la fortune est femme : pour la tenir soumise, il faut la traiter avec rudesse” (Chapitre XXV). Le lecteur pardonnera du reste à un homme du XVIème siècle cette formule moyennement féministe. La réfutation de la fortune comme cause de l’effondrement du pouvoir dans ce chapitre fait écho au premier chapitre du livre II des Discours dans lequel Machiavel souligne que la grandeur de l’Empire Romain doit beaucoup plus à la vertu des grands hommes qu’à la Providence. Ce faisant, Le Prince s’inscrit pleinement dans le problème théologico-politique comme soulevé par Pierre Manent : si la religion n’est pas parvenue à sauver l’Italie (Manent 1987, 47-48), il faut que les souverains trouvent un autre pouvoir capable de la délivrer. C’est tout le propos du dernier chapitre qui est un véritable manifeste patriote. L’action politique passe par la vertu d’un homme à même d’utiliser la religion quand nécessaire pour servir l’intérêt national tout en ne dépendant plus de la volonté divine ni des instances religieuses pour accomplir le salut public : “Que le reste soit votre ouvrage : Dieu ne veut pas tout faire” (169). Les hommes d’exception, sont, par leur réalisme, la clé de voûte de cette philosophie de l’action qui cherche avant tout à séculariser définitivement la politique (Touchard 1993, 253). Machiavel n’était pas un anti-catholique. Ce qui le révulsait, c’était la soumission des souverains à l’autorité papale. Or c’est quelque part grâce au déclin de l’Italie et à la preuve de l’impuissance du christianisme à pouvoir la relever que la conscience de la nécessité de rendre à César ce qui est à César pourra s’accomplir. “Il était nécessaire que l’Italie fût réduite au terme où nous la voyons parvenue” (chapitre XXVI). L’historicisme du Prince se révèle dans cet ultime chapitre qui perçoit le triomphe du temporel comme l’avènement d’une nouvelle ère où la vertu des souverains pourra servir les intérêts du peuple. Ce qu’attend Machiavel, c’est un homme providentiel qui réalisera l’unification italienne en étant libéré du poids de la fortune. Le patriotisme du florentin pourrait se résumer à cette phrase dans une lettre adressée le 16 avril 1527 à Francesco Vettori : “J’aime mieux ma patrie que mon âme”, phrase qui pour un homme de la Renaissance, révèle un courage hors du commun quand on sait à quel point la peur de l’Enfer et de la damnation éternelle reste la plus grande des craintes. 



 

Le génie du Prince découle de son rôle dans l’histoire des idées politiques, et du basculement majeur qui s’opère avec la modernité : celui de résoudre le problème théologico-politique par la relégation du religieux au second plan. Comme l’explique Pierre Manent (1987, chapitre II), Machiavel constitue la volonté de faire disparaître le “médium de communication entre le philosophe et la cité” qui, selon les Anciens, à l’image d’Aristote, caractérisait le philosophe, se confondant alors avec le bien. En d’autres termes, le rôle du pouvoir politique obéissait à une finalité : celle de la vertu, conforme à la nature politique (au sens ‘social’) de l’homme. Or le propos du Prince résulte précisément de sa volonté de placer le philosophe à l’extérieur de la Cité de telle sorte qu’il ne pense pas la politique comme un moyen de parfaire l’homme dans sa condition de ‘zoon politikon’ par la vertu, mais au contraire comme une réponse à ce qu’il est réellement : un être de passions. Et à ce pessimisme anthropologique, Machiavel répond par un réalisme politique qui propose au souverain d’obéir à un nouvel impératif différent de celui de faire le bien : l’impératif de nécessité. Littéralement, le prince est donc commandé (latin ‘imperare’) par la nécessité que lui impose le réel : contrecarrer la violence des hommes et le risque d’être renversé. Et cette nécessité de conservation implique une dissociation entre la morale et la politique, laquelle donne naissance non pas à un immoralisme (dans la mesure où il n’est point question de faire le mal pour le mal), mais à un amoralisme, c’est-à-dire à l’évincement de la morale comme facteur dans la prise de décision du Prince. Au XVIème siècle, peu importait que le souverain témoignât de clémence, il fallait avant tout qu’il fût en mesure de conserver le pouvoir et de préserver l’ordre  : voilà donc pourquoi la crainte et/ou la cruauté ne sont pas exclues du schéma machiavélien. Et de cette néo-anthropologie découle un autre impératif qu’est celui de consolidation de l’autorité du Prince. La question du partage du pouvoir est alors évoquée dans les derniers chapitres pour répondre à la question de partage du pouvoir, ce à quoi répond Machiavel par : hégémonie du Prince dans son pouvoir. Et c’est précisément de ce point qu’il faut partir pour voir en ces chapitres le tremplin entre la pensée machiavélienne et la théorie absolutiste qui sera développée plus tard par Thomas Hobbes. En plaçant le libre-arbitre au dessus de la fortune et en proposant un projet politique au Prince (fût-il César Borgia ou Laurent de Médicis), Machiavel est, comme le dit Pierre Manent, un philosophe de l’action politique : le Prince  est donc un texte de transgression qui se place avant tout du point de vue du pouvoir en voie d’établissement. Par l’unité italienne, on perçoit les prémices de la solution intermédiaire entre la Cité et l’Empire qu’annonce la modernité : celle de l’État. Un autre problème se pose néanmoins à la fin de ces chapitres. Si Machiavel pense l’action politique comme le résultat d’individus exceptionnels et marginaux qui parviennent à défier la fortune (et donc à casser la primauté de la volonté du ‘theos’ sur le libre-arbitre du ‘politikos’) pour contrecarrer la condition humaine, il ne remonte toutefois pas explicitement à cette “violence plus originelle” (Manent 1987) sur laquelle il base pourtant sa philosophie : l’état de nature. En cela, l’ordre qu’il décrit ne se fonde que sur la vertu du prince à pouvoir à terme délivrer l’Italie en ayant au préalable assis son autorité, et non sur l’éventualité d’une relation précisément consentie entre le peuple menacé par sa condition et le pouvoir qui le gouverne. En réalité, Machiavel ne va pas jusqu’à imaginer que les sujets puissent se soumettre au prince non par habileté politique de celui-ci à garantir l’ordre, mais par simple consentement. Or cette vue contractualiste entre le souverain et les hommes sera développée par la philosophie de Thomas Hobbes qui, en pensant l’institution après l’action, a pu, selon les mots de Léo Strauss, “édifier sa doctrine sur le continent découvert par Machiavel”.

par Tristan Dethès

 

                                                                                                                                                            

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