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Les droites depuis 1958 :
La fin de la tripartition ?

« Il y a bien deux familles de pensées, un clivage net entre une conception jacobine de la France d'un côté, et de l'autre une conception cosmopolite et orléaniste que la campagne électorale européenne ne fait une fois de plus que souligner. » (Pierre Dabezies 1979)

 

En 1954, le politologue et historien René Rémond publiait La Droite en France de 1815 à nos jours afin de démontrer pourquoi l’analyse monosémique de la droite avait longtemps été imparfaite en masquant les spécificités bien ancrées de ses différentes tendances. Dans cet ouvrage, il élaborait une tripartition de la droite française devenue un classique dans l’histoire des idées politiques. La droite légitimiste, ou contre-révolutionnaire, aurait enfanté les différentes familles réactionnaires et traditionalistes, sceptiques sinon hostiles aux legs de la Révolution et à l’universalisme des Lumières. La droite orléaniste, plus modérée, s'inscrirait quant-à elle dans l’idéologie libérale attachée à l’économie de marché, à la décentralisation et à la primauté du législatif. La droite bonapartiste, plus centralisatrice que la précédente, aurait pour maîtres mots le primat de l’exécutif et la démocratie plébiscitaire par la culture du chef. Suite à 1954, René Rémond a ré-actualisé son ouvrage en 1982 afin d’établir une filiation entre sa tripartition et la vie politique au lendemain de l’élection de François Mitterrand. Dans l’un de ses derniers ouvrages intitulé Les droites aujourd’hui (2005),  celui-ci proposait une nouvelle réflexion sur la tripartition qu’il nuançait tout en expliquant qu’elle s’articulait à d’autres facteurs, qu’il s'agisse du débat sur l’émergence d’autres courants de droite ou bien de l’apparition d’autres lignes de fracture en dehors de la tripartition comme ont pu en témoigner la percée du Front National ou les résultats relatif au référendum sur la constitution européenne de 2005. Dans notre premier article sur l’œuvre de René Rémond, nous nous étions principalement intéressés à la dimension doctrinale et philosophique des droites (encore que le gros de la droite française, à l’exception des contre-révolutionnaires, ait davantage recyclé les idées d’anciennes gauches avant d’être poussée à droite par ce qu’Albert Thibaudet appelait le sinistrisme) en nous arrêtant à la fin de Second Empire. Car avec l’enracinement de la République, les pensées ont évolué. Les orléanistes, habitués de l’opportunisme, ont porté le coup de grâce contre les espoirs légitimistes de voir Henri V reprendre l’héritage de Charles X en  votant avec les républicains modérés l'amendement Wallon qui confirmait définitivement la nature républicaine du régime. Les bonapartistes, toujours en quête perpétuelle d’un chef pour incarner un projet politique reposant davantage sur la nostalgie du régime césariste que sur un programme idéologique précis, ont été un temps séduits par la mouvance boulangiste. Pour ce qui est des légitimistes, dont le flambeau a plus ou moins été repris par l’école maurrassienne (même si en réalité, le fond doctrinal de Charles Maurras est, à la différence de Bonald et de Maistre, bien plus empreint de nationalisme et bien moins théocratique, nous vous renvoyons à l’ouvrage La Contre-Révolution paru en 2013 sous la direction de Jean Tulard), ils ont quasiment disparu du spectre politique après 1945. Quant-à ce que l’on nomme l’extrême-droite française, née à la fin du XIXème siècle et ayant connu son apogée avec les ligues des années 1930, elle constitue une école à part entière que nous analyserons brièvement plus loin à l’aune des travaux de Michel Winock. Aujourd'hui, c’est aux droites après 1958 que nous allons nous intéresser. Si les présidentielles de 2022 ont traduit l'effondrement du parti historique de la droite française (moins de 4% pour Les Républicains), dans quelle mesure, au regard des évolutions de l’échiquier politique français depuis 1958, l’histoire politique de la Vème République peut-elle confirmer la pertinence actuelle de l’analyse tripartite de la droite élaborée par René Rémond ? Si la tripartition est demeurée une grille d’analyse intéressante qui s’est superposée à des repères idéologiques identifiables aux différents mouvements politiques, elle est néanmoins insuffisante aujourd’hui pour cerner entièrement les enjeux à droite du spectre politique français.

DES REPÈRES IDÉOLOGIQUES AU SEIN DE LA DROITE SUPERPOSABLES À LA TRIPARTITION

    

L’évolution du jeu politique tout au long de la Vème République a été intéressante car elle s’est traduite à droite par la tentation souvent involontaire de maintenir l’héritage doctrinal du XIXème siècle. Du moins, si la tripartition a relativement bien collé aux partis politiques jusqu’à l’élection de Mitterrand, les droites ont souvent dû s’allier face à l’alternance, nous contraignant ainsi à ne pas limiter leur analyse aux structures partisanes.

 

 - Une tripartition relativement applicable aux partis jusqu’en 1981 

 

De 1958 à 1974

 

Dans son édition de 1982, René Rémond traçait un quasi-trait d’égalité entre gaullisme et bonapartisme (1982, 322-333). Le premier aspect comparatif est ce qu’il a nommé un esprit “de non-alignement” que partageaient les deux empereurs et le Général. Le combat de ce dernier pour une Europe des Patries, le refus d’un alignement total sur l’un des deux Blocs sont d’autant plus intéressants qu’il traduisent un esprit : celui de l’exceptionnalisme français. Parallèlement, l’aspect institutionnel est à prendre en compte dans la mesure où gaullisme et bonapartisme “recueillent le double héritage de la centralisation monarchique et du jacobinisme”, ainsi qu’une fibre sociale non-négligeable. On se souvient du Plan de Participation du Général et de sa volonté d’associer le capital et le travail, une vision assez similaire à celle de Louis-Napoléon Bonaparte dans son ouvrage De l’extinction du paupérisme (1844). Aux présidentielles de 1965, la tripartition élaborée par Rémond semblait se confirmer par la présence de Jean Lecanuet et Jean-Louis Tixier-Vignancour, présentés comme les deux forces d’opposition à droite. Le premier, représentant du Mouvement Républicain Populaire, constituait selon l’historien Jacques Chapsal un électorat composite mais qui partageait une ligne commune : “une droite modérée, anti-gaulliste, des Européens du centre” (1987, 299). Celui-ci plaidait pour une politique non-hostile à l’intégration européenne et surtout, pour une limitation des pouvoirs du président afin d’éviter la présidentialisation du régime. Refus de la verticalité, goût nostalgique pour le parlementarisme de la IVème République, discours libéral et décentralisateur : la droite orléaniste semblait avoir trouvé son champion. Le deuxième candidat venait quant-à lui des nostalgiques de l’Algérie Française et rassemblait les anti-gaullistes héritant alors selon René Rémond de la droite contre-révolutionnaire et des milieux traditionalistes. Son directeur de campagne, un certain Jean-Marie Le Pen. Néanmoins, le caractère dérisoire du score des Comités Tixier-Vignancour (5,2%) a soutenu l’hypothèse de René Rémond selon laquelle de l’existence des trois droites, l’analyse de l’orléaniste et de la bonapartiste est restée la plus pertinente jusqu'aux années 1980. 

Malgré le triomphe gaulliste, l’influence de cette droite orléaniste est devenue inquiétante pour le pouvoir, se traduisant par l’influence du ministre Valéry Giscard-d’Estaing. Ayant repris le flambeau du gaullisme, Pompidou semblait s’inscrire dans la lignée du gaullo-bonapartisme. Toutefois, c’est “l'indépendance qu’a pu prendre la chaloupe giscardienne par rapport au navire gaulliste” (Chapsal 1987, 311) durant le gouvernement de coalition entre l’Union des Démocrates pour la République (UDR, héritant du gaullisme), et la Fondation Nationale des Républicains Indépendants (FNRI, centre-droit) à partir de 1966 qui a initié le retour d’un tandem orléaniste-bonapartiste. Le 19 janvier 1967, Giscard s’est fait connaître  par son fameux “oui mais”, traduisant la volonté de la Fédération Nationale des Républicains Indépendants de peser sur les orientations du régime sur trois points : la mise en place d’institutions plus libérales, l’insistance sur l’économie de marché et la nécessité d’embrasser le projet européen. Comme le soulignait René Rémond, “le giscardisme est bien la forme actuelle de l’idéologie libérale” (1982, 265). Il est en outre bon de rappeler que cette cristallisation libérale contre les gaullistes s’est retrouvée lors de la campagne sur le référendum constitutionnel de 1969 durant laquelle Lecanuet comme Giscard ont appelé à voter non. Gilles Richard a mis ici en avant le rôle important joué par le patronat qui, ayant craint que le plan de participation impulsé par le Général ne menacât ses intérêts, a préféré se rapprocher de la droite orléaniste qu’il trouvait tantôt chez le Centre Démocrate, tantôt chez les Républicains Indépendants (Richard 2017, 376-382). Le second tour de l’élection présidentielle de 1969 a été révélateur en ce sens puisque face à la droite gaulliste de l’UDR représentée par Pompidou, il s’agit de cette même droite libérale du Centre Démocrate incarnée par Alain Poher qui a souhaité comme en 1965 se poser en opposante au gaullo-bonapartisme. Néanmoins, les gouvernements successifs sous Pompidou ne se sont pas limités à piocher du côté du bonapartisme de l’UDR. Le souci de préserver une majorité les a conduits à faire entrer au gouvernement des représentants de cet orléanisme libéral montant, aussi bien chez les RI (à l’image de Giscard ou de Marcelin) que chez le Centre Démocrate (comme Pléven par exemple). Mais cette coexistence de deux droites, bien là sur l’échiquier politique, s’est cristallisée autour de deux entités à la suite du triomphe orléaniste de 1974.

 

De 1974 à 1981 

 

Si le parti gaulliste avait pour le moment gagné à deux fois, l’élection de 1974 a initié une période clé dans l’édition de Rémond de 1982 en ce qu’elle a confirmé l’exercice présidentiel d’une force de droite (ou plutôt du centre-droit) dans la lignée directe de l’orléanisme. La défaite de Jacques Chaban-Delmas, baron du gaullisme, face à l’ancien ministre des finances a permis, selon les mots de Jean-Louis Bourlanges, de “substituer une dominante orléaniste ou tocquevillienne à la dominante bonapartiste du gaullisme en majesté” (Tabard & Buisson 2022, 450). L’arrivée de Giscard s’est traduite par trois axes : l’avènement d’un libéralisme tant culturel qu’économique, le rejet de la centralisation et la participation active au projet européen. Durant le septennat, deux partis se sont alors créés. L’Union pour la Démocratie Française (UDF) en 1978 qui entendait réunir tous les mouvements centristes de cette droite libérale soutenant le projet du président (RI et CD, devenu CDS entre-temps), et le Rassemblement pour la République (RPR), créé par l’ancien premier ministre Jacques Chirac qui cherchait à ce moment à reprendre le flambeau du gaullisme (bien que l’ayant en outre trahi deux ans auparavant durant ‘l’Appel des 43’). Or c’est dans les années 1970 qu’est née une ligne de distinction nette entre l’UDF et le RPR : la question européenne. Cette fracture a connu son apogée lorsqu’à la veille des élections européennes du 6 décembre 1978, Chirac a prononcé “l’Appel de Cochin”, (écrit par les gaullistes Pierre Juillet et Marie-France Garaud), affichant clairement une orientation eurosceptique en fustigeant “le parti de l’étranger” (périphrase désignant l’UDF), ce qui n’a pas manqué de révéler au grand jour deux sensibilités : partisans d’une Europe des Patries contre fédéralistes européens. Pierre Dabezies a écrit à ce sujet dans la revue Pouvoirs en avril 1979 dans laquelle il comparait gaullisme et giscardisme en déclarant : “il y a bien deux familles de pensées, un clivage net entre une conception jacobine de la France d'un côté, et de l'autre une conception cosmopolite et orléaniste que la campagne électorale européenne ne fait une fois de plus que souligner.” (1979, 27-36).


 

- La complexification de la tripartition face à l’évolution des structures partisanes 

 

Les droites face à l’alternance jusqu’en 2002 

 

Après la défaite de Giscard d’Estaing (dûe par ailleurs à la défection du RPR de Chirac à la faveur de Mitterrand afin de tuer stratégiquement le centre-droit), RPR et UDF ont décidé de fusionner leurs listes lors de la plupart des élections, contribuant à créer une certaine porosité entre les deux droites traditionnelles. Bien que les deux tendances aient persisté, l’affirmation “UDF équivaut à orléanisme et RPR à bonapartisme”, comme elle l’avait été énoncée dans les grandes lignes par René Rémond, n’était alors plus si vraie. Par exemple, l’ancrage local du RPR l’a converti peu à peu à la décentralisation, rompant ainsi avec la tradition centralisatrice gaullo-bonapartiste. Mais le point de rupture intra-partisan le plus frappant a eu lieu sur la question européenne. En 1992, le RPR s’est en effet déchiré sur la réponse au référendum de Maastricht. À une ligne pro-européenne portée par des personnalités comme Alain Juppé ou Édouard Balladur qui plaidait alors pour le oui (prenant ainsi la coupe du giscardisme), s’est opposée une autre ligne réunissant deux figures du RPR, Charles Pasqua et Philippe Séguin, accompagnés par un membre de l’UDF : Philippe de Villiers. René Rémond dira par ailleurs de Philippe Séguin dans l’actualisation de son ouvrage en 2005 intitulé Les Droites aujourd’hui qu’il représentait, par sa fibre sociale, “le plus fidèlement le gaullisme originel”. Car s’il est bien une fracture qu’a connue le parti héritier du gaullisme, c’est la fracture sociale. Par sa conversion au libéralisme, le RPR a dérivé dans les années 1980 vers un parti de droite à part entière, dont la majorité semblait en faveur de la construction européenne en raccord avec les nouvelles exigences libérales de ses cadres, ce qui a contribué à une évolution sociologique significative du parti. Michel Winock note ainsi que dès l’avènement de Pompidou, le gaullisme s’est “droitisé” (2012, 149). Si en 1965, 42% des ouvriers avaient donné leur voix au Général de Gaulle, ce chiffre est tombé à 33% en 1969 pour Pompidou et n’était plus que de 10% en 1981 pour Chirac. Avec le temps, le RPR est devenu un parti nettement plus bourgeois, annonçant, bien que son représentant ait été qualifié de “néo-gaulliste” afin de justifier une nouvelle ligne pro-européenne et libérale que les gaullistes radicaux comme Pasqua et Séguin ont contestée, une sociologie beaucoup plus orléaniste que bonapartiste. 
 

De la fusion des droites au sarkozysme  

 

Déjà dans un entretien au Monde  remontant au 18 mars 1988, Édouard Balladur plaidait pour une “confédération” entre le RPR et l’UDF. En 2002, l’Union pour un Mouvement Populaire a vu le jour. L’objectif de Jacques Chirac (au-delà d’obtenir une majorité parlementaire) était de réaliser enfin la fusion de la droite et du centre, entre droites libérale et autoritaire, entre orléanisme et bonapartisme, ou entre giscardisme et gaullisme. Bien que n’ayant pas aspiré l’UDF de jure, cette fusion s’est bien opérée sur le plan des idées dans la mesure où de nombreux centristes dans la lignée giscardienne ont intégré cette nouvelle formation, à l’image de personnalités comme Alain Madelin ou encore Jean-Pierre Raffarin, venus de “Démocratie libérale”, qui était elle même une ancienne scission de l’UDF en 1998 (Richard 2017, 474). Néanmoins il convient de questionner comment deux droites pourtant irréductiblement opposées sur le logiciel idéologique ont pu cohabiter au sein d’une même formation. Guillaume Tabard parle d’un parti “aux structures internes du RPR mais avec les idées de l’UDF” (Tabard 2022, 389). En d’autres termes, l’UMP a gardé du bonapartisme la culture du chef mais a repris les idées libérales pro-européennes de l’UDF traditionnelle. Et cette posture a été d’autant plus révélatrice que le parti a massivement fait campagne pour le “oui” lors du traité de Lisbonne, face à des formations plus minoritaires à l’image du Mouvement pour la France de Philippe de Villiers mais aussi du Front National de Jean-Marie Le Pen, ayant repris le flambeau de l’euroscepticisme qui a alors disparu du parti de droite. Sur ce point là, on peut affirmer que le Chirac européiste de 2005 n’était plus le gaulliste de l’appel de Cochin en 1978. Nous en arrivons à 2007. Pour le moment, la droite giscardienne est à cheval entre l’UMP et les restes de l’UDF de François Bayrou tandis que la droite gaulliste est partagée entre l’UMP et les formations eurosceptiques. La droite légitimiste, de ce qu’il en reste, s’est retrouvée par défaut dans la lignée du Front National, que Maurice Duverger plaçait d’ailleurs dans la continuité de l’extrême-droite française depuis la contre-révolution (1951, 122). Il faut dire que l’ère du ‘sarkozysme’ n’a pas fait consensus sur son positionnement dans la tripartition. Pour tenter d’y voir plus clair, il faut reprendre un échange célèbre entre Michel Winock et Marcel Gauchet datant d’avril 2008 sur cette question dans la revue "Le Débat". Selon Michel Winock, Nicolas Sarkozy a pu entrer dans chacune des trois droites sans adhérer complètement à aucune. Il y a eu du bonapartisme dans la mesure où l’on retrouvait l’appel du chef, néanmoins il ne peut être qualifié de gaullo-bonapartiste pour deux raisons. Tout d’abord, son souhait de redonner plus de pouvoirs au Parlement (loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 instaurant la limitation de l'usage de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution), à rebours de cette droite qui, au contraire, a toujours eu le goût d’un exécutif fort. En outre, son penchant européiste par le passage en force du traité de Lisbonne l’a disqualifié du titre de prétendant à l’héritage gaulliste. Orléaniste donc ? En apparence non (l’homme ne témoignant pas d’une culture politique d’un Giscard ou d’un Guizot et affichant un côté plus “populaire”). Mais dans les faits, Michel Winock pense que l’on peut parler “d’orléanisme américanisé”, à savoir d’une conception plus vulgaire mais tout aussi libérale de la droite. Enfin, il a eu un pied dans la droite légitimiste par l’appel à l’électorat catholique traditionaliste, marqué notamment par sa vision particulière de la laïcité (son discours à la Basilique Saint-Jean de Latran du 20 décembre 2007 en témoigne). Ainsi, l’épisode sarkozyste entre 2007 et 2012 a confirmé la mutation de l’UMP qui a définitivement embrassé une tradition de droite, rompant avec le “ni-ni” gaulliste (Winock 2012, chapitre 10). Et en dépit de la persistance d’un parti de centre-droit incarné par François Bayrou à-travers l’UDF (puis du Mouvement Démocrate en 2007), force est de constater que la concurrence avec les centristes giscardiens déjà dans l’UMP était importante. Cette cohabitation des droites sous le même chapiteau a été révélée au grand jour lors des primaires de la droite et du centre en 2016 qui ont vu s’affronter les lignes entre le giscardisme orléaniste d’Alain Juppé, pro-européen défendant la “société heureuse”, et le traditionalisme plus conservateur d’un François Fillon, sur une ligne économiquement très libérale à rebours du gaullisme social.

L’INSUFFISANCE ACTUELLE D’UNE ANALYSE TRIPARTITE

 

Jacobinisme contre girondisme, étatisme contre décentralisation, droite populaire contre droite des notables : gaullo-bonapartisme et giscardo-orléanisme sont-ils encore pertinents dans l’analyse d’un contexte politique qui semble vouloir brouiller les repères classiques ? D’abord, la querelle historiographique sur la tripartition se justifie par la percée de l’extrême droite. Surtout, elle doit prendre en considération l’avènement de nouveaux clivages perpendiculaires à l’axe gauche/droite. 

- La multiplication des nuances à droite 

 

La querelle historiographique sur la tripartition

 

Le politologue Maurice Duverger déclarait déjà dans un entretien au Monde le 30 juillet 1954 : “Au fond, René Rémond continue à raisonner en homme du XIXème siècle”. Le fait est que celui-ci reconnaissait également la nécessité de simplifier l'analyse des droites. Dans un tableau de l’évolution des partis politiques français depuis la Révolution jusqu’aux années 1990, il affirmait paradoxalement la filiation bonapartiste du RPR et l’orléanisme de l’UDF. Le problème, c’est qu’à la fin de la lignée du légitimisme (ou des contre-révolutionnaires), il plaçait le Front National (1996, 122). C’est faire un raccourci contestable quand on sait que l’éventualité de l’existence d’une quatrième droite complique quelque peu notre analyse sur deux points. Le premier, c’est la question de l’héritage de la pensée réactionnaire : les “traditionalistes” qui en sont les héritiers se sont, selon René Rémond, soit contentés d’un conservatisme intransigeant, auquel cas on a pu les retrouver dans les partis classiques qui s'accommodaient de la République tout en revendiquant un conservatisme des mœurs très fort (l’exemple parfait étant celui des partisans de la “Manif pour tous” qui ont adhéré un temps au sarkozysme par ses clins d’œil au traditionalisme sous les conseils de Patrick Buisson), soit rassemblés dans des mouvances plus radicales qui ont été discréditées après 1945. Le deuxième point, c’est le chemin suivi par cette quatrième droite. Selon Michel Winock, celle-ci serait née dans les années 1880 sur la base de ce qu’il nomme le “nationalisme fermé”, et se serait caractérisée par quatre aspects : l’appel au chef, la haine du présent, la causalité diabolique et la révolution conservatrice (2012, 252). Si le bonapartisme pouvait avoir la première caractéristique et la droite légitimiste partager les deux suivantes, cette quatrième droite qui s’est épanouie depuis le boulangisme jusqu’aux ligues des années 30 serait, pour Michel Winock, en-dehors de la tripartition. Le nouveau problème étant : l’ajout de cette quatrième droite permet-il de mieux comprendre la montée du Front National et, surtout, de remettre en cause la tripartition ?

 

Le cas du Front National : allergique à la tripartition ?  

 

Dans la ré-actualisation de son analyse en 2005, René Rémond admettait l’éventualité d’une “droite extrême” (245-266) qu’il expliquait avoir peu évoquée dans les ouvrages de 1954 et 1982 en raison de sa marginalisation après la Seconde Guerre mondiale, mais dont la percée incarnée par la montée du Front National dans les années 1980 a justifié qu’elle soit étudiée. Il retenait la date de 1984 comme symbolique : première élection au cours de laquelle le Front National a dépassé les 10% (européennes), cumulant 11% des suffrages. Le premier problème a été de savoir de quelle(s) droite(s) le Front National héritait. Orléaniste ? Bien que le FN ait affiché clairement des positions libérales dans un premier temps, ses discours anti-système ont rompu avec le parlementarisme pro-démocratie représentative de l’orléanisme. Bonapartiste ? Il faut dire que l’anti-gaullisme viscéral de Jean-Marie Le Pen et son goût pour la décentralisation héritée du poujadisme l’ont écarté de cette droite. Si l’on se limite à la tripartition de René Rémond, l’on pourrait dire que la droite dont il était le plus proche était la légitimiste. Michel Winock disait ceci : “Le succès de Le Pen est d’abord d’avoir su rallier et rassembler dans son parti les diverses familles du nationalisme fermé” (2012, 156) : anciens vichystes, vaincus de la décolonisation, et membres de l’Action Française (mouvement qui a également compté dans ses rangs des gaullistes, notamment parmi ceux qui avaient refusé le ralliement de Maurras à Vichy). Mais surtout, il ajoutait que petit à petit, c’est du “populisme” dont le FN s’était emparé, issu tout droit non pas des années 1930 , mais de la fin du XXème siècle sur fond de critique de la mondialisation tant économique (déclassement) que culturelle (cosmopolitisme). Bien que les débats sur les origines du populisme soient multiples (la complexité historique et politique de ce terme veut que l’on évite les raccourcis de définition qui le rendent, et ce de manière anachronique, directement héritier des totalitarismes), la définition proposée par Ernesto Laclau et reprise par Michel Winock est assez consensuelle : une pensée politique qui donne au clivage entre les “élites” et le “peuple” le monopole du prisme d’analyse de la scène politique. Voilà pourquoi il y a une autre date symbolique pour analyser le Front National : 1995, date à laquelle le parti a pour la première fois obtenu une majorité relative chez les ouvriers, qui ont voté pour son candidat à 27%. La conjonction entre nationalisme fermé et populisme, ou ce que Pierre André-Taguieff a nommé le “national-populisme” (2012) ayant fleuri à la fin des années 1990 a de fait bousculé la tripartition originelle de la droite. 

 

- Une tripartition face à l’articulation d’autres enjeux au clivage gauche/droite

 

L’avènement de nouveaux clivages

 

 Dans la réédition de 2005, René Rémond évoquait déjà la question européenne comme un clivage crucial en faisant remarquer que lors du référendum de 1992 le clivage “oui/non” ne se superposait pas du tout au clivage “gauche/droite (65). Puis, après tout, si Mitterrand et le PS ont fait campagne pour le “oui” en 1992, l’administration de Nicolas Sarkozy a aussi dit “oui” en 2008 à un peuple qui avait répondu “non” trois ans auparavant. Avec la conversion des héritiers directs du RPR (UMP puis LR) à l’européisme et la percée électorale du Front National, la tentation de parler d’un clivage entre une “droite modérée” qui serait pro-européenne et une “extrême-droite” anti-UE paraît séduisante. Pourtant, elle est un raccourci incorrect et insatisfaisant quand on se souvient de l'euroscepticisme du RPR en 1978 lors de l’Appel de Cochin et des gaullistes historiques. Si l'historien Gilles Richard parlait d’une “irréductible pluralité des familles politiques à droite” (2017, 536), il insiste surtout sur le déclin historique des grandes familles de la droite afin de mettre en lumière la dimension anachronique actuelle de la tripartition. Plus que l’Europe, Gilles Richard considère que la question de la mondialisation a fait éclater la tripartition originelle en 2017 (date à laquelle il a publié son ouvrage). Pour la première fois, les deux finalistes des élections présidentielles ont été des candidats se revendiquant “ni-gauche ni-droite”, bien que l’un vînt de la gauche libérale (tendance Rocardienne, ou ce que l’on appelait d’antan la “Deuxième gauche”) et l’autre du parti historique de la droite-extrême. Or il est intéressant ici d’inclure un peu de sociologie politique pour comprendre ce clivage. Guillaume Tabard remarquait une chose assez pertinente quand il affirmait : “La carte Macron-Le Pen de la présidentielle de 2017 n’est guère différente de celle du référendum européen de 2005” (2022, 400).   

 

L’éclatement des trois droites face aux partis depuis 2017 

 

2017 a ainsi été la preuve ultime que s’il demeurait des courants internes à la droite, non seulement ceux-ci ne se superposent plus aux partis mais, surtout, ils s'articulent au déclin du clivage gauche/droite. L’échec de François Fillon a été celui d’une tentative de concilier conservatisme culturel (reprenant le flambeau des “traditionalistes” comme les appelait René Rémond) et ultra-libéralisme économique. Pour la première fois, le parti qui avait jadis la prétention de réunir les différents courants de droite ne se hissait pas au second tour. Mais alors, où sont parties ces droites ? Elles se sont tout simplement alignées sur le clivage dépeint par Gilles Richard. En réalité, Emmanuel Macron, en réalisant la synthèse des libéraux de gauche (tendance Valls) et des libéraux de la droite orléaniste (les anciens juppéistes, à l’image d’Édouard Philippe), s’est placé du côté des “mondialistes”. Marine Le Pen a quant-à elle capitalisé sur une sociologie très “bonapartiste” en réunissant l’ancien électorat souverainiste du RPR (l’exemple de Marie-France Garaud, éminence grise derrière l’Appel de Cochin qui lui a apporté son soutien en 2017) ainsi que des courants issus de la tradition nationale-populiste héritée de l’ancien Front National. Elle s’est placée en cela dans la lignée des “nationalistes” désireux de prendre le contrepied d’une mondialisation tant économique que culturelle. Cette opposition s’est cristallisée en 2022. L’autre phénomène intéressant de cette élection a été l’impact d’Éric Zemmour sur la re/décomposition des droites. Se revendiquant “gaullo-bonapartiste”, celui-ci a davantage, selon les mots du politologue Jean-Yves Camus, incarné le retour d’une droite traditionaliste axée sur les idées identitaires héritées pour certaines des penseurs de la “Nouvelle Droite”. Le fait qu’un ancien électeur filloniste sur cinq se soit porté sur sa candidature et que Valérie Pécresse soit tombée en-dessous de la barre des 5% prouvent non-seulement l’échec d’avoir voulu fédérer toutes les droites au sein d’un même parti, mais surtout l’impossibilité de ne plus articuler à la tripartition les nouveaux enjeux évoqués précédemment qui tendent à valider les prédictions de Gilles Richard sur l’avenir des droites françaises et du clivage mondialistes/nationalistes.  

 

En définitive, si sa tripartition reste incontournable dans l’histoire des idées politiques françaises et a permis d’identifier au fil des évolutions partisanes sous la Vème République plusieurs sensibilités à droite qui pouvaient osciller entre liberté, autorité et tradition, force est de constater que René Rémond a reconnu dans sa réédition de 2005 la nécessité d’actualiser ses analyses malgré leur pertinence. Bien que présentant encore des héritiers dans le champ politique actuel qui ne se superposent désormais plus seulement aux partis, les trois droites ne sont plus aussi clairement identifiables qu’elles pouvaient l’être jusqu’aux années 1980. Cela s’explique non seulement par l’évolution des structures partisanes qui a pu brouiller certaines pistes, mais surtout par le caractère anachronique de cette tripartition au vu des nouveaux enjeux actuels : la mondialisation et l’Union Européenne en particulier. Ces enjeux, en restructurant les sociologies électorales, ont questionné la pertinence d’une analyse tripartite qui semble rattrapée par ce que le journaliste David Goodhart a appelé le clivage entre les “anywhere” et les “nowhere” ; entre les néolibéraux mondialistes et les nationalistes. 

 

par Tristan Dethès

Sources, bibliographie

 

- BUISSON, Jean-Christophe & TABARD, Guillaume. Les grandes figures de la droite. Paris : Perrin, 2022.

 

- CHAPSAL, Jacques. La vie politique sous la Vème République : 1958-1974. Paris : PUF, 1987.

 

- DUVERGER, Maurice. Le système politique français. Paris : PUF, 1996.

 

- RÉMOND, René. La Droite en France de 1815 à nos jours. Paris : Aubier, 1954.

 

- RÉMOND, René.  Les Droites en France. Paris : Aubier, 1992 - édition originale publiée en 1982.

 

- RÉMOND, René. Les Droites aujourd’hui. Paris : Louis Audibert Éditions, 2005.

 

- RICHARD, Gilles. Histoire des droites en France, de 1815 à nos jours. Paris : Perrin, 2017.

 

- TABARD, Guillaume. La malédiction de la droite. Paris : Perrin, 2022. 

 

- TAGUIEFF, Pierre-André. Le nouveau national-populisme. Paris : CNRS Éditions, 2012.

- WINOCK, Michel. La droite hier et aujourd’hui. Paris : Perrin, 2012.

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