La gauche, les gauches :
De la matrice originelle à la typologie
« La religion du progrès couronnée par la raison universelle comme philosophie de l’Histoire au service de la protection de l’individu, voici l’essence originelle de la gauche »
“La gauche se définit par ce qu’elle est : le parti de la Révolution ; la droite par ce qu’elle n’est pas. D’où un déficit conceptuel fondamental définitif. La gauche est la gauche, la droite est une non gauche” (218). Dans notre article consacré à la droite, c’est de sa définition négative de laquelle nous étions partis pour introduire un clivage nécessitant d’en analyser les deux ailes afin de saisir ses implications philosophico-politiques. Non contents de ne pouvoir définir la droite autrement que par sa posture de résistance face au parti du mouvement comme le préconisait Michel Winock, nous nous étions satisfaits d’une analyse référentielle : la droite aurait été avant tout une réaction. Si j’ai choisi cette phrase de Jacques Julliard (historien de gauche revendiquée qui n’a jamais fait l’unanimité au sein de son propre camp pour ses accointances avec le rocardisme et la gauche libérale) issue de son ouvrage Les Gauches françaises 1762-2012 – Histoire et politique (2013), c’est parce qu’elle a le mérite d’être le parfait miroir de la définition référentielle de la droite. Tandis que celle-ci a forgé ses principes par opposition aux pourfendeurs de la monarchie absolue de droit divin, la gauche s’est bâtie comme le camp arborant les principes de cette offensive. Des principes qui n’ont pas attendu l’ouverture des états généraux pour imprégner l’intelligentsia bourgeoise (et aussi aristocratique), mais qui puisent leur source dans la philosophie du progrès, bien antérieure à 1789…
LA GAUCHE AVANT 1789 : LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES
La droite : le parti de l’ordre, de la conservation. Mais pas de la conservation d’opportunisme. Une certaine gauche a su être conservatrice dans sa politique pour maintenir sa position sociale face à au péril rouge. Thiers, Flaubert, Ferry, toutes ces fleurs de la gauche bourgeoise ont par exemple illustré en vantant la répression des communards que gauche et ordre n’étaient pas nécessairement antinomiques. Quand nous disons le parti de la conservation, nous entendons avant tout la conservation morale. La défense de la société contre l’individu, de la religion contre les droits de l’homme, de l’expérience sensible contre la raison abstraite et de la soumission de l’homme à la nature qui découle de la volonté divine : voilà comment nous avions résumé le cœur doctrinal des contre-révolutionnaires. Et bien que tout matérialiste aussi honnête soit-il puisse par une rhétorique marxiste arguer (et ce, parfois à raison au vu d’une difficulté récurrente chez une grande fraction de la droite à penser autrement que par le portefeuille) que la conservation dite “morale” n’est que la façade hypocrite d’une conservation d’opportunisme et de dominant, je maintiens malgré tout qu’il existe dans la philosophie de la contre-révolution une pensée politique profondément spirituelle qui échappe au prisme de la domination de classe. Si la Révolution française a effectivement marqué le triomphe de la bourgeoisie montante sur la noblesse décadente, encore que cette noblesse eût à bien des égards participé à la construction de l’échafaud qui lui fit perdre tête en s’opposant au roi, elle fut surtout le produit de facteurs politiques (les influences des révolutions anglaise et américaine ne sont pas à nier), économiques (les guerres menées par la France alors endettée et les intempéries de 1788 n’ayant rien arrangé) et philosophiques. Une philosophie aux ressorts multiples qui, bien que difficilement datable, peut revendiquer un droit de propriété (voyez que déjà nous convoquons ironiquement John Locke) sur le berceau de la gauche.
La gauche a donc une identité propre. Son identité politique se manifeste en septembre 1789 lorsqu’à l’occasion du vote sur le veto royal, les opposants à celui-ci se placent au côté gauche de Stanislas de Clermont-Tonnerre, alors président de séance de l’Assemblée Constituante. Parmi eux, Antoine Barnave, Jérôme Pétion ou encore Maximilien de Robespierre se dressent contre la monarchie absolue de droit divin. Précisons qu’à ce moment, il n’est nullement question de république. Beaucoup de députés (ceux que l’on appelle les monarchiens et qui deviendront sous l’Assemblée Législative le Club des feuillants) adhèrent alors à une conception britannique de la monarchie qui limiterait les pouvoirs du roi et donnerait une plus grande importance au pouvoir législatif. Toujours est-il que l’idée directrice est la même pour cette première gauche : se présenter comme le parti du mouvement contre le pouvoir en place, comme le camp de la révolution qui engendre la réaction. Michel Winock souligne dans son ouvrage La gauche en France paru en 2006 que si être de gauche à cet instant “se réfère à une éthique, à une philosophie, dont les racines plongent dans les Lumières” (8), il y a des façons de définir politiquement cette “religion du progrès” qui s’oppose à “l’idéologie de la tradition”.
Religion du progrès. Voilà un terme très présent quand vient le moment de définir le corpus philosophique de la gauche et ses origines. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ceux qui l’emploient le font assez souvent de manière péjorative. Un homme comme Jean-Claude Michéa, philosophe socialiste auquel tout anticapitaliste (de gauche comme de droite) doit grandement, a par exemple consacré la plupart de ses écrits à la critique de cette “religion”. Par religion, il faut entendre croyance absolue. Par progrès, une marche vers l’avant (le progrès désignant dans le vocabulaire militaire l’avance d’une armée). Pour comprendre cette idée de marche comme dénominateur commun à toute pensée de gauche, voici un extrait de L’insoutenable légèreté de l’être, roman publié en 1984 par le romancier Milan Kundera : “La dictature du prolétariat ou la démocratie ? Le refus de la société de consommation ou l'augmentation de la production ? La guillotine ou l'abolition de la peine de mort ? Ça n'a pas d'importance. Ce qui fait d'un homme de gauche un homme de gauche ce n'est pas telle ou telle théorie, mais sa capacité à intégrer n'importe quelle théorie dans le kitsch de la Grande Marche” (...) “L'idée de la Grande Marche est le kitsch politique qui unit les gens de gauche de tous les temps et de toutes les tendances.” Voilà donc une définition qui a le mérite d’être explicite. Si la droite est une réaction au progrès, la gauche en est la matrice. Il convient de préciser qu’il ne s’agit nullement d’émettre un quelconque jugement normatif sur l’idée de progrès. Le progrès n’a de connotation ni méliorative, ni péjorative. Tout comme il peut y avoir un progrès moral, il peut y avoir un progrès dans la maladie (ne dit-on pas d’un cancer qu’il “progresse” ?). Le progrès est synonyme de changement. Peu importe la direction qu’il prend du moment qu’il a lieu. En tout cas, il s’agit de l’interprétation que l’on pourrait tirer de cette phrase assez lumineuse de Kundera. Dans son ouvrage précédemment évoqué, Jacques Julliard fait en effet de la gauche une rencontre entre deux grandes idées : celle de progrès, et celle de justice (24). L’idée de progrès s’accomplit pour Julliard au cours du XVIIIème siècle comme le produit de la raison judéo-chrétienne ayant permis le développement de l’esprit scientifique, favorisant ainsi le progrès de la technique. Si les philosophes du XVIIème à l’image de Locke ou de Descartes ont indéniablement participé à cet essor, celui qui a été considéré et ce, encore aujourd’hui, comme le père de la gauche, est Nicolas de Condorcet (1743-1794). Philosophe, homme politique et mathématicien, cet homme est à vrai dire le fondateur de cette idée de progrès si chère à la pensée politique de la gauche des origines. Pour le comprendre, il faut se pencher sur son ouvrage majeur paru l’année de sa mort (en bon Girondin il fut doublé sur sa gauche par les Montagnards qui confirmèrent cette phrase de Vergniaud cruelle de vérité : la Révolution est comme Saturne, elle dévore ses enfants) qu’est son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Dans cet essai, Condorcet développe une philosophie de l’Histoire en détaillant dix époques des progrès clés de l’esprit humain. D’abord réunis en peuplades, les hommes ont découvert l’agriculture, puis l’écriture. De là, ils ont développé un savoir propice à cultiver leur esprit et à nourrir les avancées scientifiques, jusqu’à l’imprimerie… Le neuvième chapitre est le plus intéressant pour notre analyse. Condorcet y loue le rôle de la Raison universelle ayant permis le progrès des sciences grâce aux travaux de figures comme Descartes ou Newton. Si la superstition (religieuse) a corrompu la raison humaine et le despotisme dégradé les esprits par la peur (150), la raison pourrait quant-à elle perfectionner l’humanité, postulat qui s’oppose aux théories contre-révolutionnaires préconisant au-contraire une dépendance des individus aux institutions (Église et famille par exemple) qui les entourent. Ce progrès de l’esprit humain est par conséquent celui de la raison et il précède le progrès scientifique. Par le progrès scientifique, les hommes cultivent un progrès de la technique (et notamment des moyens de production) propice au progrès social, lui-même nécessaire au progrès moral de l’humanité. Condorcet loue ce faisant les mérites d’Adam Smith et sa conception de l’économie qui s’ancre pleinement dans cette dynamique du progrès : “l’homme doit pouvoir déployer ses facultés, disposer de ses richesses, pouvoir à ses besoins avec une liberté entière” (197). C’est précisément là que Julliard pointe un dénominateur commun entre Condorcet, penseur libéral, et Marx, penseur du socialisme scientifique. Si ce dernier est un “disciple” du premier (25), c’est précisément parce qu’outre les différences de conception de l’économie, le schéma reste le même : celui du progrès de l’humanité vers un but commun. La différence se situe à l’étape du progrès social. Si Condorcet et les libéraux pensent que la technique et l’amélioration des moyens de production suffisent à elles-seules au progrès social, Marx entend recourir à la force. En réalité, bien que l’histoire des idées tende à faire des théories socialistes un bourgeon de la pensée libérale sur leur vision de l’homme et du progrès, toujours est-il que le socialisme s’est présenté comme une réaction à l’individualisme libéral. Nous y reviendrons.
Cette transition est pertinente pour aborder un deuxième trait de la gauche telle que définie par Jacques Julliard qu’est l’individualisme. Si l’individualisme au sens moderne renvoie à une forme d’égoïsme, en faisant davantage un terme classé à droite, il convient pour éviter de faire bondir certains militants de gauche actuelle de le prendre au sens philosophique. L’individualisme se traduit par la mise en avant des droits individuels et par la reconnaissance de l’individu face au collectif. Ce collectif, incarné par les structures sociales pesant sur les individus à l’image de l’Église, de la famille ou tout simplement de l’État, est pour l’individualisme un tout qui entrave la défense des individualités. Jacques Julliard le résume ainsi : “La philosophie du progrès s’associe à l’épanouissement politique et moral de l’individu, alors que la doctrine absolutiste de l’Ancien Régime donne la priorité aux valeurs communautaires” (26). Cette défense de l’individu est au cœur de la pensée libérale (qui se confond en réalité avec la philosophie du progrès). Ce n’est pas un hasard si après Descartes et Smith, Condorcet vante les travaux de John Locke qui, en s’étant fait l’avocat des droits naturels, avait déjà placé dans son Traité de gouvernement civil (1690) la protection de l’individu au cœur de son système contractualiste. En basant tout droit positif sur la nécessité de préserver les droit naturels, parmi lesquels il inclut notamment le droit à la liberté et le droit à la jouissance de ses biens et à l’échange, Locke a armé l’individu face au Léviathan absolutiste qu’il s’était lui-même créé pour se protéger de ses semblables (car oui, si Locke partage les postulats hobbesiens sur la nature humaine, il entend bien moins protéger les hommes de l’état de guerre de tous contre tous que du monstre que ces hommes ont créé pour se préserver les uns des autres). Bien qu’il ne s’agisse pas aujourd’hui de refaire la généalogie de l’idéologie libérale, il est important que le lecteur garde à l’esprit que Condorcet, père de la première gauche, fut un croisé du libéralisme, matrice intellectuelle de la classe qui fit la Révolution, à savoir la bourgeoisie.
La religion du progrès couronnée par la raison universelle comme philosophie de l’Histoire au service de la protection de l’individu, voici l’essence originelle de la gauche. Voilà le socle idéologique du parti du mouvement, le dénominateur commun chez tout homme de gauche. Une fois cela dit, il convient comme pour la droite de replacer notre analyse dans une dimension diachronique. Si la Révolution dévora ses enfants, c’est précisément parce que ceux qui insistaient sur la liberté se firent dépasser sur leur gauche par ceux qui avaient soif d’égalité; parce que ceux qui parlaient monarchie constitutionnelle se firent dépasser par la tentation républicaine, puis plus tard par l’hypothèse socialiste. Pour différencier un Condorcet d’un Marx, un Benjamin Constant d’un Ledru-Rollin, ou un Saint-Just d’un Jules Ferry, il est nécessaire de parler des gauches et non plus de la gauche afin de comprendre le long chemin politique du parti des Lumières jusqu’au XIXème siècle.
LE SYSTÈME CULTUREL : LES QUATRE GAUCHES
Dans notre article sur la droite, nous avions introduit un concept fondamental à l’analyse du spectre politique français théorisé par le politologue Albert Thibaudet en 1932 : le sinistrisme. Du latin ‘sinister’ se traduisant par ‘qui est à gauche’, le sinistrisme se résume ainsi : la gauche politique, dans son histoire, a toujours été l’arbitre de positionnement du clivage gauche/droite. Cela fait sens quand on reprend notre définition originelle. Si le progrès est l’idée cardinale du parti du mouvement (la gauche), toute opposition à ce progrès est immédiatement rangée dans le camp de la réaction (de la droite). L’exemple du radicalisme est en ce sens un cas intéressant à étudier. Si les républicains radicaux sont classés à l’extrême gauche en 1848, le Parti Radical se recentre durant les premières décennies du XXème siècle avec la montée des forces collectivistes qui entendent rompre avec la propriété privée; puis après être passé par Vichy, il s’allie avec progressivement avec des mouvements de centre-droit sous la Vème République, jusqu’à rallier la majorité présidentielle d’Emmanuel Macron. L’exemple d’une gauche qui est passée d’Alexandre Ledru-Rollin et d’Émile Combes à Jean-Louis Borloo (ce qui je vous l’accorde fait très moyennement rêver sur la fin) nous replace dans cette notion de Grande Marche si chère à Kundera : lorsqu’une gauche arrête de marcher, ou bien que sa voisine marche plus vite qu’elle, le risque qu’elle se recentre est inévitable.
Avant de discuter de la typologie des gauches que nous pouvons décliner en quatre groupes, il convient d’établir une distinction mise en avant par Julliard entre les familles et les partis politiques (511). Si les partis apparaissent relativement tard en France (en 1901 pour être précis), ils prolongent naturellement des groupes d’association doctrinale et à des fins électoralistes qui existaient déjà avant à chaque élection. Les clubs sous la Révolution, les forces politiques tout au long du XIXème siècle étaient des prototypes du parti politique au sens moderne du terme. Les familles en revanche sont plus intéressantes en ce qu’elles désignent des “groupes sans consistance matérielle, manifestant la pertinence d’une idée, voire d’une philosophie politique” (Julliard, 511), ce qui les rend plus indépendantes dans leur doctrine. Un parti finit généralement par refléter une inspiration de plusieurs familles quand vient le moment des élections. Pour reprendre l’exemple du Parti Radical, celui-ci a toujours oscillé entre une tentation libérale authentique et un certain jacobinisme : il n’y a qu’à comparer les discours d’un Herriot et d’un Clémenceau pour s’en rendre compte. Parce qu’il s’agit aujourd’hui de parler histoire politique et doctrines, mais surtout car notre analyse se focalise sur le XIXème, nous nous concentrerons sur les familles de gauche.
Jacques Julliard dans son ouvrage Les gauches françaises en distingue quatre, lesquelles sont, dans l’ordre chronologique de leur apparition : la gauche libérale, la gauche jacobine, la gauche collectiviste et la gauche libertaire.
- La gauche libérale
La “gauche libérale” est à vrai dire un pléonasme puisqu’en 1789 la philosophie du progrès humain se confond avec la philosophie des Lumières et de John Locke. Les idéaux des droits naturels dont se réclame la Constituante sont traduits dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. À ceux qui argueront que la gauche est indissociable du socialisme, il est nécessaire de répondre que le clivage gauche-droite est bien antérieur à la théorisation du socialisme politique. Si évidemment celui-ci avait déjà ses prophètes, à l’image de Gracchus Babeuf qui envisagea par la Conjuration des Égaux (1796) l’abolition de la propriété privée en employant le terme de “sociétaire” et en qui Marx et Engels reconnurent des décennies plus tard un socialiste avant l’heure, force est de constater que le gros des hommes de 1789 ET 1793 ne préconisent à aucun moment la collectivisation des moyens de production. Ce n’est pas par hasard si l’article 2 de la DDHC fait de la propriété l’un des “droits naturels et imprescriptibles de l’homme”. Marx comme Tocqueville ont écrit sur l’aspect profondément révolutionnaire de la bourgeoisie qui fut la classe sociale du libéralisme contre la réaction de l’aristocratie. Bien que nos regards contemporains aient tendance à définir le libéralisme uniquement par sa facette économique, il ne faut pas oublier qu’il est à cette époque une conception de l’individu et de la société qui ne fait pas de distinction entre la liberté politique et la liberté économique. À vrai dire, un philosophe comme Jean-Claude Michéa a parfaitement démontré dans des essais comme L’Empire du moindre mal (2007) auquel j’espère consacrer un jour un article entier que le libéralisme de Benjamin Constant inclut toujours le retour aux théories économiques d’Adam Smith. La liberté de 1789 n’est pas scindable ; elle se confond avec les droits individuels et une définition négative déjà présente dans l’article 4 de la DDHC : “La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.” Jouir du droit de propriété ? La loi le Chapelier ainsi que les décrets d’Allarde de 1791 consacrent la liberté d’entreprendre en abolissant définitivement les corporations qui freinaient la classe commerçante dans son expansion. Cette volonté de porter un coup aux guildes d’Ancien Régime était déjà prônée par un certain Turgot qui en 1776 avait présenté un édit visant à supprimer les communautés de métiers. S’il est de mise de le citer, c’est parce que selon Jacques Julliard, il est le “véritable précurseur à la philosophie du progrès élaborée par Condorcet” (39). Turgot est d’ailleurs connu pour être celui qui inspira Adam Smith dans son écriture de la Richesse des nations. Le fameux progrès économique nécessaire au progrès des mœurs est au cœur de la gauche libérale. Pour ce qui est du libéralisme politique, il faut se pencher sur les écrits de Benjamin Constant pour comprendre en quoi la définition négative de la liberté fait partie de la conception du progrès chez cette première gauche. Dans son célèbre discours De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819) celui-ci explique en quoi la différence majeure entre la conception de la liberté chez les Anciens et celle chez les Modernes réside effectivement dans la place occupée par la politique dans la vie des individus. Là où les Anciens définissaient celle-ci comme la participation active aux affaires politiques, lesquelles étaient le gage du service que l’individu rendait à la cité, les Modernes (les Lumières et plus globalement le libéralisme) l’ont pensée comme l’indépendance vis-à-vis de la sphère politique (ou publique) passant par l’accumulation et la jouissance de droits individuels : "le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances". La défense de la séparation des pouvoirs et la distinction entre l’État et la société civile opérées par Constant témoignent pour Jacques Julliard d’une volonté de ce libéralisme de rompre avec le tout politique au profit du primat du bonheur de l’individu (bourgeois ?). Et les deux principes qui régissent cette quête eudémoniste au nom du progrès sont pour cette gauche libérale le marché, et le droit.
Après 1789, la gauche libérale se retrouve au centre-gauche durant la Restauration. Parmi les représentants de celle-ci : Benjamin Constant, Odilon Barrot ou encore le marquis de Lafayette font partie de ceux qui reprochent à la charte de 1814 (d’inspiration plus ou moins doctrinaire dans une tendance libérale-conservatrice de centre-droit) sa mollesse et plaident pour une plus grande libéralisation du régime. Après les Trois Glorieuses, elle trouve sous la Monarchie de Juillet un essor considérable la rangeant de plus en plus dans le camp de la France des notables. Il faut dire que face à la contestation jacobino-collectiviste qui commence à se faire entendre sur son flanc gauche, elle entend bien s'accommoder du nouveau régime bourgeois de Louis-Philippe sans basculer dans le conservatisme des orléanistes de droite. Des personnalités comme le banquier Jacques Laffitte ainsi qu’un certain Adolphe Thiers deviennent des figures emblématiques au sein du Parti du Mouvement. Désireux d’abaisser le cens électoral, ils n’en demeurent pas moins attachés au suffrage censitaire, rappelant à quel point leur gauche est bien plus libérale que démocratique. Leurs héritiers à la chute de Louis-Philippe vont s’incarner au-travers de ce courant nouvellement converti à la République (cette gauche libérale n’était jusqu’alors pas encore républicaine) : le républicanisme modéré. Si le général Cavaignac qui avait en bon libéral réprimé les Journées de Juin en est le représentant aux élections présidentielles de 1848, la gauche libérale connaît son apogée à la chute de Second Empire à-travers ceux que l’on nommera “républicains opportunistes”. Ces républicains ralliés à la dernière heure au régime (Jules Dufaure, Jules Ferry, Jules Grévy) entendent établir un consensus entre la petite bourgeoisie et la paysannerie. Ayant tiré leçon de l’expérience bonapartiste, leur but est de faire adhérer le peuple à l’idéal républicain tout en le rassurant quant-aux excès possibles des “partageux”. Ardents défenseurs de la propriété privée et des principes de 89, ils basculent peu à peu à droite dans l’Alliance Démocratique au début des années 1900, ayant terminé leur longue course au progrès, désormais trop conservateurs pour les nouvelles familles de gauche.
- La gauche jacobine
Voilà donc l’histoire de la première gauche retracée. Bien que longue, elle était nécessaire pour comprendre le socle doctrinal de l’idéologie du mouvement : le libéralisme. Pourtant, dès la Révolution, cette gauche connaît sa première phase de sinistrisme dès lors que le pouvoir lui échappe en 1793, le 31 octobre plus exactement lorsque 21 députés girondins furent envoyés à l’échafaud. Le suicide (hypothétique) de Condorcet quelques mois plus tard alors que la Terreur bat son plein confirma une chose : la gauche qui réclamait la liberté n’a jamais eu le monopole de la Révolution. La première question est de savoir pourquoi Jacques Julliard nomme “jacobine” cette deuxième famille. Après tout, le terme “jacobin” connut une évolution et son idéologie fut à géométrie variable. Si les historiens à la suite de Michelet en ont découpé plusieurs périodes entre mai 1789 et l’exécution de Robespierre, c’est parce qu’il n’y avait à l’origine pas une idéologie jacobine au sens strict du terme. Le Club des Jacobins prend source chez l'initiative de quelques députés bretons de préparer les séances à l’Assemblée, auxquels se joignent de nombreuses personnalités adeptes des idéaux de la Révolution. À vrai dire, on y trouve aussi bien des modérés à l’image de Mirabeau ou La Fayette que des figures plus radicales comme Robespierre. Avant d’être un club à l’idéologie bien précise, ce qu’il devient en août 1792 lorsqu’il est renommé ‘Société des amis de la Liberté et de l’Égalité’, le club des jacobins est surtout un laboratoire d’idées à partir duquel se prépare la Révolution de 89 comme de 93 pour reprendre la vieille distinction opérée par François Furet. Mais sous la Convention, l’ascendant des montagnards prend le dessus sur celui des girondins et Brissot, chef girondin, est exclu par Robespierre, détenant alors les mains libres pour dicter l’orthodoxie révolutionnaire. Le jacobinisme au sens moderne naît à ce moment-là. Si parmi les premiers jacobins on peut compter quelques monarchistes constitutionnels, ce jacobinisme de 1792 à 1794, profondément républicain, est celui qu’il convient de garder dans notre typologie. Comme la définit Jacques Julliard, la gauche jacobine (à commencer par Robespierre lui-même) est “dans la tradition rousseauiste, une défenseuse farouche de la souveraineté du peuple contre toute aliénation au profit de ses représentants” (551). Contre un Sieyès qui avait proclamé son amour pour le régime représentatif, le jacobinisme est lui beaucoup plus proche d’une conception directe de l’exercice du pouvoir. Si les idéaux de Voltaire (lequel avait en réalité peu de considération pour la démocratie : “… la populace… est en tout pays uniquement occupée du travail des mains ; l’esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre, qui fait travailler le grand, est nourri par lui et le gouverne”, Essai sur les Mœurs, chapitre 155) ont triomphé en 1789, 1793 se présente bien comme la revanche du Contrat social de Rousseau. Pour le comprendre, il suffit de comparer la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 avec celle du 24 juin 1793. Si chacune garantit la protection de “droits naturels et imprescriptibles” (confirmant donc une certaine filiation idéologique et continuité), on note deux différences majeures. D’abord, celle de 1793 met l’accent sur le peuple et sur sa souveraineté (article 25) là où la Déclaration de 1789 parle d’une “souveraineté de la nation” (article 3). En outre, si la première définit les quatre droits imprescriptibles comme étant “la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression” (article 2), la seconde y préfère “l’égalité, la liberté, la sûreté et la propriété” (article 2). Il n’est pas étonnant que celui qui inspira la Déclaration de 1793 soit Saint-Just, dont les écrits que nous avions analysés procèdent d’une orientation beaucoup plus axée sur la question du peuple. La gauche jacobine est une gauche qui selon Jacques Julliard accorde à l’État une place beaucoup plus importante que chez les libéraux. Celui-ci y est “l’organisateur du lien social” (656) chargé de rendre à l’individu son rôle éminemment politique au service de la Cité. La fascination de Robespierre et encore plus de Saint-Just pour les sociétés antiques et les vertus spartiates permet de donner à cette gauche une conception de la liberté étrangement beaucoup plus proche de celle des Anciens. L’État centralisé du jacobinisme renforce l’essence patriotique de cette gauche qui, bien qu’universaliste, entend agréger le peuple français autour d’une mystique commune tournée davantage vers l’intérêt général que vers les intérêts privés.
Après la chute de Robespierre et l’arrivée des Thermidoriens, cette gauche connut sa traversée du désert. Renvoyée dans le camp de la Terreur, de la loi des suspects et du rasoir national, le jacobinisme tel quel disparut pendant plusieurs décennies des élections, jusqu’en 1837, lorsqu’Alexandre Ledru-Rollin conduisit 19 députés républicains à la Chambre. Il est toutefois nécessaire d’émettre quelques précisions. Le républicanisme sous la Monarchie de Juillet n’est pas exclusivement jacobin. Certains sont des socialistes (à l’image de l’ancien royaliste converti Louis Blanc), d’autres des républicains modérés dans la ligne de la gauche libérale (Eugène de Cavaignac), et l’on compte même quelques bonapartistes qui plaident pour le retour d’une république césariste. Le moment durant lequel cette gauche jacobine va de nouveau mettre en porte-à-faux la gauche libérale est sous la IIIème République. Nous avions évoqué les “républicains opportunistes” (ou du lendemain). Cette “République des Jules” soucieuse de trouver un compromis et ayant basculé peu à peu à droite s’est fait doubler sur sa gauche par les héritiers du jacobinisme : les radicaux. Dans son ouvrage La gauche en France (2006), Michel Winock explique que le radicalisme est avant tout un “parti de l’intransigeance” (12) qui s’est opposé aux concessions faites par les modérés. Clémenceau, Pelletan et Brisson en sont des représentants. Cette gauche obtient la majorité en 1902, propulsant le radical Émile Combes à la présidence du conseil des ministres qui se lance dans une politique anticléricale aboutissant à la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État. Bien que l’on puisse débattre de la question de l’ascendance idéologique des radicaux qui est pour certains plus proche du courant hébertiste sous la Révolution et du culte de la Raison que de la religiosité de Robespierre, nous nous limiterons pour simplifier à garder à l’esprit que le radicalisme est un épigone du jacobinisme.
Mais alors, comment cette gauche a-t-elle pu basculer au centre par la suite, voire à droite ? Il ne faut pas oublier que la gauche jacobine n’a jamais remis en cause la propriété privée. Déjà protégée dans la Déclaration de 1793, la propriété est restée défendue par les radicaux. Léon Bourgeois écrivait dans son essai Solidarité (1896) que si le radicalisme auquel il adhérait était hostile aux monopoles, il n’en restait pas moins attaché à la propriété individuelle. Loin d’être collectivistes, les radicaux ont pour modèle une république laïque, de petits propriétaires, sociale mais non socialiste. Parce qu’ils refusèrent de rompre avec ce “droit de l’homme bourgeois” (Marx), les radicaux subirent également le sinistrisme. Comme l’a très bien résumé Michel Winock, ils “ne voulaient pas être le parti d’une classe sociale. Les socialistes au contraire se considéraient comme le parti ouvrier” (15).
- La gauche collectiviste
Si les jacobins ont souhaité mettre l’accent sur l’égalité, la troisième gauche entend faire valoir l’égalité réelle. Les choses se compliquent pour notre typologie puisque si un historien comme Jacques Julliard ne distingue pas les socialistes et les communistes, les rangeant tous deux dans cette famille qu’il nomme collectiviste, Michel Winock préfère les dissocier, tout comme il réunit les libéraux et les jacobins au sein d’une seule famille : la gauche républicaine. Mais puisque cet article se concentre sur les origines des gauches et que la rupture entre socialistes et communistes est officiellement consommée (en France du moins) en 1920 au Congrès de Tours lorsque la Section Française de l’Internationale Ouvrière scissione avec la Section Française de l’Internationale Communiste au sujet de l’adhésion à la IIIème Internationale, nous garderons la typologie de Jacques Julliard. Le socialisme, étymologiquement, est né d’une réaction à l'individualisme. Mais d’une réaction pas tant au sens droitier du terme. Les socialistes ne refusent pas le progrès : leur matrice reste celle de Condorcet et leur philosophie de l’Histoire n’est pas adepte du thème de la chute et de la décadence perpétuelle cher aux réactionnaires. Après tout, Karl Marx en bon hégélien (de gauche, mais hégélien tout de même) croit en une résolution finale de l’Histoire dont le cours demeure rectiligne, tout comme il l’est chez un libéral comme Tocqueville. Mais laissons tranquille l’auteur du Manifeste pour nous concentrer sur le berceau français de cette gauche. Si chez Condorcet, la chaîne logique est celle du progrès de la raison, puis de l’esprit humain, qui mène au progrès scientifique et à celui de la technique pour enfin arriver au progrès social, la rupture socialiste se situe au niveau de cette causalité hypothétique entre progrès de la technique (qui se mêle aux progrès de l’industrie) et progrès social. Certes, l’idéal socialisant a été théorisé bien avant le XIXème. De Platon à More, les modèles de société collectivistes ne manquent pas. Pour rester dans notre analyse du clivage gauche-droite de la Révolution, nous pourrions voir en Gracchus Babeuf un bourgeon de cette gauche. Révolutionnaire engagé contre le Directoire, il est une figure emblématique du proto-socialisme ayant proposé une application de la Déclaration de 1793 en supprimant la propriété particulière pour concrétiser l’égalité de droit. Exécuté en 1797 après sa tentative de renversement du pouvoir, il demeure une icône de ce que l’on ne nomme pas encore “socialisme”. L’origine du terme “socialiste” en France est généralement attribuée à l’écrivain et éditeur Pierre Leroux dans un article du Semeur paru le 23 novembre 1831 dans lequel il écrit : “L’individualisme doit ramener au socialisme”. Il est bon de noter que “socialism” avait déjà été employé par le britannique Robert Owen en 1822. Le mouvement socialiste mit longtemps avant de s’imposer comme une force politique, ce qu’il devint vraiment à la fin du XIXème siècle.
Tout d’abord, cette gauche collectiviste repose comme le dit Jacques Julliard sur un principe d’utopie (580), un idéal politique qui apparaît comme une réaction à l’essor de la Révolution industrielle et des nouveaux rapports de production. Dans cette veine, les socialistes utopiques français se placent comme l’avant-garde du projet collectiviste. Ce projet, à l’inverse de l’idéal jacobin fondamentalement politique et peu préoccupé par les questions économiques (bien que Saint-Just s’y intéressât), est plus économiciste. Comme le pointe Jean Touchard dans son Histoire des idées politiques, un homme comme Saint-Simon, figure du socialisme utopique français, “croit à la science, à son progrès continu” (558), mais également à la technocratie : “la tâche la plus urgente consiste à organiser l’économie” (560) afin de reconsidérer les rapports de production dans la nouvelle société capitaliste. La notion de progrès technique est centrale. Malgré ces théories portées également par les Cabet et les Fourier, le socialisme reste jusqu’au milieu du XIXème siècle en France encore très conceptuel. Pour les premiers socialistes, il s’agissait avant tout de créer un nouveau système philosophique et économique : la gauche politique va utiliser ce système comme un tremplin pour faire des réformes sociales et s’attaquer au pouvoir de l’argent. Si la révolution de 1848 est très perméable aux idées de Pierre-Joseph Proudhon théorisées dans son essai Qu’est-ce que la propriété (1840) qui développe une vision mutuelliste des relations économiques qui reste néanmoins peu politique par hostilité envers l’État (nous y reviendrons pour parler de la gauche libertaire), elle marque l’apparition d’une tentation républicaine-socialiste à-travers la figure de Louis Blanc et de ses “ateliers sociaux” (à ne pas confondre avec les Ateliers Nationaux). Véritable système de gestion de l’économie par l’État, l’historien membre du gouvernement provisoire de 1848, célèbre pour avoir porté le droit au travail, les développe dans son Organisation du travail en 1845 comme un système de gestion de l’économie par l’État : “Le gouvernement serait considéré comme le régulateur suprême de la production” (85). Durant les Journées de Juin, la rupture entre cette gauche républicaine (qu’elle soit libérale ou jacobine) et la gauche collectiviste est consommée. Ainsi se développe la notion centrale d’organisation après les années 1850 et l’idée. C’est toutefois au cours du Second Empire que naît un véritable mouvement ouvrier, la création de l’Internationale (à ce moment bien plus Proudhonienne que Marxiste du côté français) en 1864 constitue une étape majeure. L’épisode de la Commune (1870-1871) reste encore très proudhonien : le socialisme y est bien plus libertaire qu’autoritaire. Mais c’est dans les années 1890 comme le souligne Michel Winock que le socialisme devient une véritable force politique en France (17) : la percée électorale de 1893 qui envoie environ cinquante députés socialistes à la chambre et la fondation de la Confédération Générale du Travail en 1895 attestent d’une progression de cette gauche collectiviste. Pourtant, cette gauche est peu à peu confrontée à un défi politique : celui du jeu électoral. À la création de la Section Française de l’Internationale Ouvrière en 1905, deux courants s’affrontent. Les guesdistes qui, en bon marxistes, refusent de faire le jeu de la démocratie bourgeoise et aspirent à la révolution du prolétariat pour mettre en œuvre le projet socialiste; et les jaurésiens. Ces derniers, plus réformistes (les futurs ‘sociaux-traîtres’) pensent que l’État ne sert pas exclusivement les intérêts de la bourgeoisie et voient les alliances électorales comme une voie vers le progrès social.
Le rapport à l’État est crucial chez cette gauche, comme il l’est chez la gauche jacobine. Si Karl Marx considérait que celui-ci avait été créé pour servir la classe dominante, certains marxistes furent plus nuancés sur la question de son abolition immédiate, considérant qu’il pourrait être mis un temps au service de la dictature du prolétariat.
- La gauche libertaire
Cette dernière gauche que J. Julliard inclut dans sa typologie se démarque par sa marginalité politique qui ne la prive pour autant pas d’un riche corps doctrinal. Si elle n’arriva jamais à s’inscrire pleinement dans un parti ni à avoir de représentation parlementaire, la gauche libertaire (qui se confond avec l’anarchisme non-individualiste) eut la chance d’avoir toute la littérature proudhonienne comme ascendance idéologique (J. Julliard, 616). Il est évident que nous ne pouvons pleinement dissocier la gauche collectiviste de cette gauche. Car si le socialisme français fut longtemps libertaire précisément parce que jusqu’à la Commune au moins ce furent les idées de Proudhon qui l’imprégnèrent davantage que ne le fit le marxisme, l’échec des communards fut imputé par certains socialistes à l'absence de verticalité et de coordination hiérarchique claire chez les révolutionnaires. Jean Touchard explique cette aversion des insurgés pour les idées de Marx par une méfiance envers une pensée “autoritaire” (722). Et pour preuve, malgré la glorification de la Commune par le père du communisme dans sa Guerre civile en France (1871), Karl Marx fut conforté dans l’idée d’une nécessité de centralisation du mouvement prolétarien. Pierre-Joseph Proudhon (qui se démarque du collectivisme par son mutuellisme acceptant une petite propriété privée) avait fait de l’égalité et de la liberté des ennemies de l’autorité gouvernementale : “Le gouvernement de l’homme, sous quelque nom qu’il se déguise, est oppression; la plus haute perfection de société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie”, Qu’est-ce que la propriété (53). Pour détruire l'autorité, il faut lui substituer la libre organisation des prolétaires, qui doit être éloignée des sphères d’influence de la bourgeoisie, à savoir la politique. L’anarchisme a ainsi pour caractéristique, comme le souligne J. Julliard, de “ne pas viser exclusivement le monde politique, et même très souvent de s’en détourner” (660). Il s’agit d’une gauche qui distingue la société civile de l’État à l’inverse du jacobinisme qui entend tout fonder sur le politique et du collectivisme qui rejette le principe d’horizontalité au profit d’une conception avant-gardiste du prolétariat. L’anarchisme proudhonien rejette l’utopie selon laquelle un pouvoir central pourrait résoudre la question sociale : le progrès ne doit pas venir d’en haut, mais émaner des individus qui s’associent selon un principe fédératif. L’État, aussi provisoire soit-il, repose pour cette gauche toujours sur un principe ennemi de la liberté considérant que le salut des hommes passe par une autorité n’émanant pas d’eux. Après Proudhon (qui mourut en 1865, soit avant la Commune), les querelles sur l’interprétation de la pensée libertaire et, surtout, de sa compatibilité avec le socialisme ne manquent pas. Les querelles entre Marx et Bakounine en attestent largement. Mais en France, le mouvement dans la droite ligne du proudhonisme est le syndicalisme révolutionnaire. Il s’agit, selon les mots de Jacques Julliard, d’un véritable “socialisme ouvrier” qui entend faire de l’action directe un outil au service du prolétariat. Dominant au sein de la CGT, ce courant entend user de moyens de pression sur les représentants du pouvoir politique par le biais de la grève et de l’autonomie ouvrière afin de faire flancher le capitalisme. La charte d’Amiens en 1906 incarne l’hégémonie de cette tendance révolutionnaire héritière de l’anarchisme cherchant à se démarquer de toute affiliation partisane : “le Congrès décide qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis”. L’objectif de la gauche libertaire de se débarrasser enfin des querelles politiques et politiciennes pour faire triompher la lutte sociale semblait atteint. Mais il s’agit d’une hégémonie de courte durée. L’arrivée à la tête de la CGT de Léon Jouhaux en 1911 marque celle de plus en plus d'ouvriers du secteur public résignés à composer avec l’État. La bureaucratie s’installe alors au sein du syndicat qui voit s’estomper l’espoir libertaire de rupture avec le tout politique. Jean Touchard date la mort de cette gauche syndicaliste-révolutionnaire à 1914 lorsque la CGT se rallie à l’Union Sacrée comme les autres forces de gauche, rompant avec sa position initiale de “barrer la route à l’impérialisme militaire” (735).
Comme pour notre histoire des droites, nous aurions évidemment pu décliner encore plus cette typologie. Évoquer les querelles internes au jacobinisme de la Révolution entre les hébertistes et les robespierristes, considérer les paradoxes du libéralisme de gauche et de ses accointances opportunistes avec le 18 Brumaire, aller jusqu’aux années 1930 pour analyser la rupture profonde entre socialisme et communisme, ou encore clarifier l'opposition fondamentale entre le mutuellisme proudhonien et le collectivisme marxiste. Mais notre objectif était de saisir comment la religion du progrès, initialement de l’esprit humain chez les libéraux qui s’est peu convertie en amour de l’égalité chez les jacobins, puis de l’égalité réelle chez les collectivistes et les socialistes-libertaires, a constitué la matrice originelle des gauches françaises. Si les fondamentaux de la pensée originelle de droite furent annoncés par les écrits contre-révolutionnaires, les Lumières constituèrent un laboratoire de pensée pour une gauche qui se plaça, par la loi du sinistrisme, en arbitre éternel du clivage entre le mouvement et la résistance au progrès. Les quatre gauches que nous avons analysées ne sont pas seulement des familles ayant fait leur temps et enterrées avec l’Histoire du XIXème siècle : elles sont les racines doctrinales de l’aile gauche du spectre politique. Nous tenterons dans un prochain article d’en analyser les épigones sous la Vème République.
par Tristan Dethès
SOURCES
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JULLIARD, Jacques. Les gauches françaises 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire. France : Flammarion, 2012.
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WINOCK, Michel. La gauche en France. France : Perrin, 2006.