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Une critique matérialiste de lidéalisme hégélien

« Ce que Marx critique dans l’idéalisme, c’est précisément ce paradigme hégélien centré sur la conscience et l’idée, qu’il renverse au profit d’une histoire qui commence d’abord par les conditions concrètes de vie des individus » 

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Après Hegel, la philosophie allemande du XIXe siècle s’est divisée entre « Vieux » et « Jeunes » hégéliens. Les premiers, considérés comme « de droite », défendaient une lecture conservatrice de l’œuvre de Hegel, tandis que les seconds optaient pour une vision beaucoup plus progressiste et souhaitaient intégrer une doctrine révolutionnaire. Dans L’idéologie allemande, Karl Marx (avec Friedrich Engels) élabore une critique de l’idéalisme hégélien, auquel il oppose une conception matérialiste du monde. Comprenons que lorsque Marx parle de matérialisme, il peut s’agir de matérialisme métaphysique, c’est-à-dire d'une théorie de la réalité affirmant la supériorité de la matière sur l’esprit, mais c’est surtout de matérialisme historique dont il est question. Dans "matérialisme historique", il y a « histoire", ce qui signifie que c’est avant tout une philosophie visant à trouver un sens et une explication logique aux événements successifs. Par matérialisme, il ne faut pas entendre la matière au sens métaphysique, mais les conditions matérielles. Pour Marx, le matérialisme est une analyse de l’histoire à travers le prisme des relations de forces entre les hommes et surtout en fonction de leur place dans le processus de production. Le matérialisme historique se veut donc une philosophie de l’histoire prétendant expliquer l’évolution des sociétés humaines par l’évolution du système et des modes de production, lesquels créent des rapports de domination. Comme Hegel, le projet de Marx est global et suit un chemin logique. Il est donc essentiel de comprendre la conception matérialiste de l’histoire pour analyser ce qui sous-tend ces relations de domination selon Marx, à savoir la propriété privée, et ses implications nécessaires du point de vue de la critique de l’idéalisme allemand, pour finalement arriver au projet de société qui est la négation de la propriété privée : le communisme.

 

Pour que l’histoire soit accomplie par le triomphe du communisme, qui est la transcendance de la propriété privée, il est nécessaire, selon Marx, de repenser la pensée hégélienne et la primauté des idées, afin de mieux analyser les relations de production — et de domination — par une reconsidération approfondie de l’économie politique, donnant un rôle prépondérant aux conditions économiques matérielles.

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LE MATÉRIALISME CONTRE LIDÉOLOGIE ALLEMANDE

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Pour comprendre les ressorts du matérialisme historique, il est nécessaire d’examiner une définition approfondie de l’idéalisme, dans la mesure où c’est à partir de sa négation que Marx et Engels ont entrepris de poser les bases de leur philosophie de l’histoire.

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- Le problème de l’idéalisme et la solution du matérialisme historique

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Toute la philosophie de Marx prend racine dans la critique d’une idéologie. Étymologiquement, le terme « idéologie » provient du grec logos signifiant science, et du mot eidos signifiant forme ou figure, un concept utilisé dans l’Antiquité pour analyser la réalité. Une idéologie est donc une science des formes réfléchies dans la réalité, mais elle renvoie inévitablement à une science des idées. Ce que Marx entend critiquer, c’est précisément cette exclusion implicite de la réalité dans le mot idéologie, qui prétend se limiter aux idées : « libérons-les de leurs idées » (103). Du terme allemand kritisch ou du français « critique », la critique désigne une analyse visant à juger les mérites ainsi que les défauts d’une chose. La critique des idées, que Marx et Engels définissent comme des « fantômes de l’imagination » (103), devient ainsi une critique du fondement sur lequel les hommes se sont habitués à analyser la réalité : les idées. Le suffixe « -isme » implique une construction doctrinale, comme dans matérialisme, panthéisme… Dans sa Phénoménologie de l’Esprit, Hegel désigne l’idéalisme comme une doctrine qui soutient que la réalité n’est pas ce que nous expérimentons, mais que ce sont les concepts que nous utilisons pour comprendre la réalité qui sont les plus importants (§109). Ce qui est intéressant, c’est que si l’idéalisme est une idéologie, celle-ci demeure pour Marx marquée par un biais, car elle repose sur des idées, du moins pour les idéologues allemands. Il les accuse d’avoir accentué l’emprise des idées sur les Allemands, les rendant encore plus prisonniers des concepts : « [elle] ne suit dans la philosophie que les conceptions du citoyen allemand moyen » (104). Cette impasse de la philosophie allemande résulte pour Marx du fait que tout son système repose sur la pensée hégélienne : « dépendance envers Hegel » (105). Pour Hegel, l’histoire est un processus caractérisé par la négation perpétuelle de l’étape précédente, allant de la certitude sensible jusqu’à atteindre ce qu’il appelle « l’Absolu » ou la vérité, c’est-à-dire le savoir ultime : « tout le domaine de la vérité de l’Esprit » (§89) et « le but, le savoir absolu » (§808). La philosophie hégélienne est donc une philosophie de l’idée, et plus précisément de l’histoire du développement de l’idée. L’idée se présente comme une construction de l’esprit. L’idéalisme est ainsi une doctrine qui, dans la philosophie hégélienne, doit permettre la libération de la conscience individuelle à travers le développement de l’idée, pour aller vers un niveau de conscience universelle (§655). En d’autres termes, le développement historique des sociétés est déterminé non par l’individu ou sa condition matérielle, mais par le stade de conscience atteint. Ce que Marx critique dans l’idéalisme, c’est précisément ce paradigme hégélien centré sur la conscience et l’idée, qu’il renverse au profit d’une histoire qui commence d’abord par les conditions concrètes de vie des individus : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience » (112). L’objectif de Marx est donc de cesser de rendre la philosophie de l’histoire abstraite et de la relier directement aux conditions matérielles de vie. Si l’idéologie allemande ne parvient pas à saisir l’histoire, c’est parce qu’elle a oublié de partir des quatre principes de la vie (115-116). Ces principes incluent : la production des moyens permettant de satisfaire les besoins naturels, l’accumulation de nouveaux besoins, les relations familiales, et enfin la coopération entre individus pour produire ces moyens. Il apparaît immédiatement que, pour Marx, la critique de l’idéalisme se veut un retour à la nature, ou du moins à la condition naturelle des hommes : « c’est la conscience de la nature qui se manifeste d’abord chez l’homme » (117). Marx prône ainsi une conception naturalisée de l’histoire. Les êtres humains doivent être perçus comme des créatures naturelles constamment en confrontation avec la nature. L’histoire n’est donc pas un produit de la conscience, mais une succession de phénomènes naturels correspondant aux forces productives des hommes cherchant à satisfaire leurs besoins naturels. Comprendre l’histoire résulte ainsi de la capacité à comprendre ces forces et cette relation entre l’homme et la nature : « L’histoire ne se termine pas en se résolvant dans la “conscience de soi” comme “esprit de l’Esprit”, mais par un résultat matériel à chaque étape historique, une somme de forces productives, une relation historiquement créée des individus à la nature » (124). Ainsi, le matérialisme n’est pas tant, pour Marx, une doctrine selon laquelle le monde est uniquement constitué de matière. Il ne s’agit pas ici de développer une métaphysique opposée à l’idéalisme. Mais plutôt de considérer que les êtres humains sont en lutte constante avec la nature, ce qui crée des relations de domination dans la production. Et c’est cet équilibre des dominations qui fait avancer l’histoire. C’est là qu’intervient le terme de « matérialisme historique ».

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- Le problème religieux

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La critique de la philosophie hégélienne va de pair avec une critique de la religion sur deux niveaux. D’une part, une critique du rôle de la religion pour Hegel, et d’autre part, une critique de l’obsession du sujet chez les jeunes hégéliens. Pour Marx, le matérialisme historique implique une critique de la religion, dans la mesure où celle-ci empêche la prise de conscience de la condition humaine. Nous avons vu précédemment que la critique vise à établir les mérites et les défauts d’une chose. Il convient de rappeler que la religion occupe une place centrale chez Hegel et constitue l’« objet » de toute considération philosophique, comme il l’explique dans son essai Sur l’art, la religion et la philosophie (128). Il considère en effet que, dans la mesure où « Dieu est le commencement de toutes choses et la fin de toutes choses » (129), l’homme atteint, en se rapportant à ce centre de l’existence, le plus haut niveau de conscience. Le but de la religion est donc similaire à celui de la philosophie : le savoir absolu qui se manifeste à toute conscience qui le recherche. C’est pourquoi la conscience de Dieu est « absolument libre » (129) : elle participe à la quête de la vérité propre au chemin de l’esprit allant de l’ignorance au savoir absolu. Cependant, pour Marx, la religion est perçue comme la cause principale de l’impossibilité pour les hommes de réaliser leur condition matérielle et d’accomplir la révolution communiste qu’il appelle à résoudre le problème historique des contradictions des forces de production : « Les révolutions exigent un élément passif, une base matérielle » (35). Du latin religare, qui signifie « relier », la religion est un élément de médiation entre le divin et les individus. Le problème, selon Marx, est que là où il souhaite partir de la réalité matérielle et de la condition des hommes, la religion se trouve à l’opposé de cette conscience de la réalité matérielle (« conscience inversée du monde » 28). Son existence a donc une fonction qui n’est pas celle de prendre conscience de l’oppression de l’homme. La critique de la religion est une critique du système global découlant de celle-ci, un système qui lie les hommes à leur condition matérielle. La religion est ainsi une sorte d’anesthésiant qui maintient les hommes dans le monde des idées, les empêchant de percevoir le caractère illusoire de leur bonheur : « opium du peuple » (28). Puisque l’histoire vise à établir la vérité sur le monde, il est donc nécessaire de substituer le réel à l’illusion et, pour cela, de se libérer du voile d’ignorance que la religion pose sur l’homme. Cependant, dans la mesure où les relations de domination sont légitimées par la religion et que celle-ci n’est que l’aura immatérielle du monde matériel (« ce monde dont l’arôme spirituel est la religion » 28), la critique de la religion doit être globale. Elle ne doit pas seulement englober le monde spirituel, mais se concentrer sur le monde séculier qui en découle. « La critique n’est plus une fin en soi, mais simplement un moyen » (30). La critique de la religion ne doit pas exister pour elle-même, mais doit s’opérer car elle permet alors d’établir une critique plus systémique, centrée sur la politique et les rapports de pouvoir liés aux modes de production économiques. C’est ce que les jeunes hégéliens ne comprennent pas. Si Marx faisait partie de ce mouvement dans sa jeunesse, il s’en est éloigné pour gagner en indépendance. Sa critique de l’idéologie allemande et de son lien à la religion est la suivante : les jeunes hégéliens, en critiquant la religion pour la critiquer (considérant ainsi la critique comme une fin plutôt qu’un moyen), deviennent paradoxalement religieux : « chaque relation dominante était peu à peu considérée comme religieuse et transformée en culte » (106). Leur critique de la religion reste idéaliste car elle est abstraite des conditions matérielles qu’elle produit. Elle se limite à un ensemble de concepts qui ne produit que des dogmes sur le sens du christianisme ou les buts de l’existence, mais qui ne peut en aucun cas résoudre le problème du bonheur illusoire que la religion engendre, problème central : « Aucun de ces philosophes [Stirner et Feuerbach] n’a jamais pensé à examiner le lien entre la philosophie allemande et la réalité allemande » (106). En critiquant les jeunes hégéliens, Marx conclut en démontrant l’incapacité de l’idéologie allemande à produire un discours révolutionnaire. Cette incapacité découle du problème hégélien : la primauté de l’esprit sur la condition matérielle dans le processus d’émancipation, qui ne peut mécaniquement que conduire à une critique toujours plus dépolitisée et immatérielle de la religion. C’est ici qu’intervient la critique de la sphère politico-économique dans la philosophie de l’histoire.

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LE RÔLE DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE

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La philosophie de l’histoire est donc, pour Marx, une philosophie de la relation de l’homme à la nature et des rapports de force découlant de la nécessité pour l’homme de satisfaire ses besoins par la création de modes de production. Si la religion permet de passer du théologique au politique et à l’économique, il est nécessaire de comprendre cette philosophie de l’histoire pour appréhender ces rapports de force mais aussi leurs origines.

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- De la propriété privée à l’aliénation : l’étude de l’économie politique

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Pour Marx, toutes les relations de domination dans les sphères politique et économique ont une origine commune : la propriété privée (58). Comprendre l’économie politique revient donc à étudier les conséquences matérielles de ce fait admis dans les relations humaines. Le problème, selon Marx, est que l’économie politique peut être critiquée précisément parce qu’elle dissimule cette origine de la propriété privée, la prenant pour acquise et, par conséquent, occultant ses conséquences : « L’économie politique ne nous apprend rien sur la mesure dans laquelle ces circonstances extérieures, apparemment accidentelles, sont simplement l’expression d’un développement nécessaire » (59). L’économie politique est mue uniquement par la cupidité, dont l’extension se manifeste par la compétition entre agents économiques rationnels — on peut supposer que Marx fait ici un clin d’œil à Bernard Mandeville, et à la théorie fondatrice de l’économie capitaliste selon laquelle les vices privés doivent devenir des vertus publiques. Selon Marx, il faut comprendre la distinction entre le capital et le travail, négligée par l’économie politique, pour en saisir les lois et surtout les relations de production. La première relation de production issue de la propriété privée est l’aliénation du travailleur : « le travailleur est en relation avec le produit de son travail comme avec un objet étranger » (60). Du latin alienatus, aliénation signifie étymologiquement « ce qui est étranger ». L’aliénation est donc le processus par lequel le travailleur devient, à travers son travail, étranger à lui-même. Le travail est un vecteur d’abrutissement pour le travailleur, qui, en l’étourdissant, le rend physiquement diminué tout en l’éloignant de plus en plus de l’objet qu’il produit. C’est pourquoi il devient également un objet interchangeable, ce que Marx appelle une « marchandise ». C’est un processus « d’objectivation » (60) qui prive le travailleur de sa liberté en le déshumanisant. L’économie politique, sous le prétexte des lois de la « main invisible » et de la cupidité, dissimule ce processus : « elle cache l’aliénation dans la nature du travail en ignorant la relation directe entre le travailleur — le travail — et la production » (61). Le produit du travail du travailleur lui est extérieur ; de plus, il devient lui-même une marchandise. C’est pourquoi Marx parle d’« extériorisation » (60), c’est-à-dire le processus de rendre extérieur à soi. Ce travail extériorisé n’est pas seulement une relation entre le travailleur et l’objet qu’il crée, mais aussi une relation entre lui-même et la personne à qui il confère les fruits de son travail : le capitaliste (« la relation du travailleur au travail produit la relation du capitaliste au travail » 66). La domination créée par l’aliénation du travailleur est une domination de l’homme par l’homme, car d’une part le travailleur devient étranger à lui-même et à l’objet qu’il produit (« un produit qui ne lui appartient pas » 66), et d’autre part le capitaliste devient propriétaire de l’objet bien qu’il ne l’ait pas produit. C’est pourquoi la propriété privée découle du travail extériorisé. Il est important de noter que Marx ne parle pas ici d’origines historiques. Il ne s’agit pas de dire d’où vient la propriété privée dans les Manuscrits, mais plutôt d’en expliquer la racine permanente, à savoir le travail d’une autre personne aliénée par son travail : « la propriété privée dérive donc du concept de travail extériorisé » (66). Pour Marx, la propriété privée constitue la base historique et constante de toute société. C’est pourquoi il considère que la lutte contre l’aliénation et la victoire sur la propriété privée conduisent à repenser l’aliénation dans toutes les sphères sociales : « le retour de l’homme à partir de la religion, de la famille, de l’État, etc. » (71). Cette interrelation entre les moyens de production, qui aliènent l’homme, y compris la propriété privée, est explicitée par Marx dans sa Préface à la Critique de l’économie politique. La propriété privée est une variable des relations de production qui impacte ce qu’il appelle la « superstructure », c’est-à-dire tout ce qui n’est pas directement lié aux relations de production et à l’aliénation matérielle : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus général de la vie sociale, politique et intellectuelle » (211). C’est le rôle constant de la propriété. Cependant, si cette observation alimente la thèse marxienne de la primauté des relations de production et de domination matérielle entre les individus, elle ne permet pas d’ancrer cette propriété dans une philosophie de l’histoire qui penserait le matérialisme et l’aliénation de l’homme comme une situation continue, ni d’en établir les fondements.

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- L’histoire de la propriété privée et le rôle des classes

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« L’économie politique n’explique pas la propriété privée » (58). Une fois la critique de l’économie politique achevée, Marx s’attèle à comprendre l’histoire comme une série de formes de propriété. Il identifie plusieurs étapes historiques dans le développement de la propriété. La première étape est celle de la propriété tribale, caractérisée par une division du travail très peu développée, limitée au cadre familial (108-109). La propriété y était pratiquement inexistante. La deuxième forme est la propriété communautaire, qui voit émerger plusieurs types d’antagonismes, notamment « entre citoyens et esclaves » (109). Les moyens de production dans les sociétés antiques — comme en Grèce et à Rome — consistaient essentiellement en des humains que d’autres humains pouvaient posséder. La distinction sociale et l’antagonisme se manifestaient ainsi entre hommes libres et esclaves. Plus tard, le niveau national a remplacé celui de la cité, et le féodalisme a émergé. « La propriété consistait principalement dans le travail de chaque individu » (110). Le travail des serfs était la propriété des seigneurs. L’industrialisation a marqué l’étape suivante, conséquence de la surpopulation rurale, dont les habitants ont commencé à migrer vers les villes pour travailler dans de grandes usines. Ces mouvements successifs ont créé le besoin d’une administration, et la distinction entre les deux groupes sociaux est devenue beaucoup plus visible qu’auparavant : « C’est ici que la division de la population en deux grandes classes, directement fondée sur la division du travail et des instruments de production, s’est manifestée pour la première fois » (133). Ainsi, pour Marx, bien que les moyens de production aient changé au fil de l’histoire, la propriété est restée essentiellement individuelle. Elle demeure un instrument de « domination », d’abord naturelle — car liée aux ressources de la terre — puis aux services du capital, que Marx définit comme du « travail accumulé » (132). Ces individus appartiennent à une classe, un concept crucial pour Marx, car il fait partie de sa philosophie de l’histoire. Il critique l’idéologie allemande pour l’avoir négligé : « La philosophie hégélienne de l’histoire est la dernière conséquence de toute cette historiographie allemande qui ne traite pas des intérêts réels » (126). Une classe est un groupe de personnes partageant une même lutte, qui devient ensuite un ensemble d’individus avec les mêmes comportements. Ici, Marx insiste sur l’importance de la classe dominante dans l’histoire pour expliquer le développement de la propriété : « À chaque époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes, c’est-à-dire que la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps sa puissance intellectuelle dominante » (129). Marx considère donc que, tout au long de l’histoire, ce sont les individus qui possédaient les moyens de production, et donc le pouvoir d’aliéner d’autres individus ne possédant que leur force de travail, qui imposaient l’ordre politique et immatériel. Bien que la classe dominante ne soit pas toujours la même (par exemple, l’aristocratie a été remplacée par la bourgeoisie), les idées qu’elle produit servent avant tout à légitimer l’ordre établi. « Les idées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression idéale des rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées (…) et donc des idées de sa domination » (129). Face à cette classe dominante, une classe dite « révolutionnaire » (130) émerge mécaniquement, définie comme le groupe d’individus dont la condition matérielle s’oppose à celle de la classe dominante. Cela donne naissance à ce que Marx appelle les « luttes des classes » (158). En résumé, la propriété privée est un élément clé des rapports de pouvoir matériel, car elle détermine les antagonismes systémiques à chaque période de l’histoire, ce qui permet de concevoir une philosophie matérialiste de l’histoire, ou un matérialisme historique, qui se distingue nettement de l’idéalisme allemand grâce à sa critique de l’économie politique déconnectée des enjeux de classe. Ces enjeux de classe sous-tendent le projet marxiste d’abolition de la propriété et de transformation de l’histoire. Marx, bien que partageant la conception dialectique de l’histoire de Hegel, la renverse en faveur d’une conception plus pratique que théorique.

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LE COMMUNISME COMME FIN (OU PLUTÔT DÉBUT) DE L'HISTOIRE

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Puisque, pour Marx, l’histoire est celle des luttes des classes, le sens de l’histoire réside dans l’aboutissement de ces luttes par la libération de la classe aliénée dans sa condition matérielle. Comprendre l’objectif communiste implique, d’une part, de saisir le rôle de la classe bourgeoise en tant que classe différente dans ses rapports de force par rapport aux classes dominantes précédentes, et, d’autre part, de comprendre le rôle du prolétariat dans la réalisation de la révolution communiste.

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- De la simplification des rapports de domination matérielle…

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« L’époque de la bourgeoisie possède toutefois cette caractéristique distinctive : elle a simplifié les antagonismes de classe » (159). Pour Marx, le grand mérite de la nouvelle classe dominante a été de clarifier les rapports de domination par rapport aux sociétés pré-industrielles. Avec la découverte de l’Amérique, la bourgeoisie a bénéficié de l’essor du commerce mondial, qui a favorisé une division du travail et de la propriété bien plus binaire qu’à l’ère féodale. Ce qui est intéressant dans la pensée marxienne, c’est que la bourgeoisie est la véritable classe « révolutionnaire » (161), même avant le prolétariat. Le capitalisme est donc, à travers la bourgeoisie, une révolution permanente (« constamment révolutionnant » 161). Cet aspect marque une période décisive de l’histoire pour Marx : dans la mesure où les instruments de production sont constamment renouvelés, l’ère de domination de la bourgeoisie rompt avec l’évolution lente de l’histoire qui précédait l’avènement des sociétés industrielles. C’est la raison pour laquelle la bourgeoisie est anti-réactionnaire par essence. Au-delà des querelles intellectuelles entre capitalistes bourgeois et corporatistes aristocrates, l’opposition de la bourgeoisie à l’esprit de conservation ou de réaction est matérielle puisqu’elle se traduit en pratique par l’uniformisation des nations qui se soumettent à la mondialisation des moyens de production : « nous avons des relations dans toutes les directions, une interdépendance universelle des nations » (162). Cette uniformisation s’accompagne d’une concentration des moyens de production entre les mains de la bourgeoisie, ce qui efface progressivement le paternalisme de l’Ancien Régime, où le travail était organisé dans des ateliers de petits artisans, pour le concentrer dans de grandes usines sous le contrôle de la bourgeoisie : « L’industrie moderne a transformé le petit atelier du maître patriarcal en la grande fabrique du capitaliste industriel » (164-165). Cette transition de l’économie corporative de l’Ancien Régime vers l’ère industrielle entraîne une standardisation du travail et l’interchangeabilité des prolétaires. Dans la mesure où le travailleur, comme nous l’avons vu, est aliéné et dépossédé de son travail, il devient un numéro parmi d’autres, ce qui efface les distinctions sociales traditionnelles entre individus : « Les différences d’âge et de sexe n’ont plus de validité sociale distinctive » (165). Si cette concentration du capital dans les mains de la bourgeoisie participe à la clarification de l’antagonisme entre classes, c’est parce que l’« uniformité » qu’elle crée (174) tend à effacer la classe moyenne, progressivement prolétarisée jusqu’à ce que la classe prolétarienne devienne une masse puissante. Qui dit uniformité des conditions matérielles dit uniformité des intérêts de classe : « Les divers intérêts et conditions de vie au sein du prolétariat se trouvent de plus en plus égalisés » (166). La bipolarisation de la composition sociale de la société est donc un processus amplifié par la montée de la bourgeoisie. En utilisant l’expression « roue de l’histoire » (167) pour décrire les groupes sociaux réfractaires qui ne réalisent pas qu’ils sont en voie de prolétarisation, Marx assume une fois de plus le rôle de philosophe de l’histoire. La domination bourgeoise est une étape nécessaire pour la convergence des luttes des groupes sociaux opprimés au fil de l’histoire, qui voient ainsi leurs conditions matérielles devenir de plus en plus similaires. Pour Marx, en accumulant le capital, la bourgeoisie contribue elle-même à la création d’une masse capable de la renverser, creusant ainsi ironiquement sa propre tombe : « les armes se retournent désormais contre la bourgeoisie elle-même » (164). Les luttes des classes, qui définissent le matérialisme historique marxien, s’inscrivent pleinement dans le schéma hégélien en faisant de chaque étape historique la condition nécessaire de la suivante. Ici, l’oppression par la bourgeoisie et son rôle historiquement révolutionnaire dans la défaite de l’aristocratie féodale ont constitué une condition nécessaire à la montée en puissance d’une autre classe révolutionnaire. Cette dernière peut ainsi accomplir son objectif historique : briser les luttes de classes.

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- ... au projet communiste 

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« Le communisme est la forme nécessaire et le principe dynamique de l’avenir immédiat, mais non en tant que tel le but du développement humain — la forme de la société humaine » (79). Si la philosophie de l’histoire de Marx découle d’une lecture matérialiste du cours des événements, en se concentrant sur les relations de domination plutôt que sur l’idéologie allemande axée sur les idées et la théorie, c’est aussi parce qu’elle aspire à une fin qui vise à briser ces relations de domination. Le communisme représente ainsi la transcendance de la propriété privée bourgeoise. Le préfixe latin trans- signifiant « au-delà » et le verbe scandare signifiant « gravir », la « transcendance » de la propriété privée correspond à son dépassement : « La théorie des communistes peut se résumer en une seule phrase : abolition de la propriété privée » (170). Pour Marx, la propriété privée n’est pas un droit individuel — il s’oppose ainsi à tout le discours de John Locke sur le droit naturel —, mais une propriété collective qui doit revenir à l’ensemble du corps social afin de briser le monopole de la classe bourgeoise sur le capital. Puisque le capital est du « travail accumulé » (132), la collectivisation du capital implique une reconsidération du travail. Cette reconsidération du travail est une réflexion sur ce que l’activité des hommes apporte à la collectivité. Rappelons que pour Marx, le matérialisme, dans sa critique de l’idéalisme, doit penser un retour à la nature. Si le communisme, en tant qu’objectif historique, constitue un retour à la nature, c’est parce qu’il considère la société comme une « résurrection de la nature » et perçoit ainsi le travail non pas comme une contrainte aliénante, mais comme un acte spontané, comparable à l’amour (72). Néanmoins, ce projet reste contingent et nécessite une révolution. Si la définition de « révolution » a évolué au fil du temps — rappelons que, étymologiquement, le terme se rapportait à l’astronomie et désignait l’acte de revenir au point de départ —, Marx utilise ce terme dans son sens disruptif, c’est-à-dire comme une rupture avec le statu quo. Ce statu quo, la domination bourgeoise, doit être renversé au profit de la suprématie du prolétariat : « La première étape de la révolution par la classe ouvrière consiste à élever le prolétariat à la position de classe dominante » (175). Cela nécessite une série de mesures révélant l’importance de l’État chez Marx, qui, comme chez Hegel, joue un rôle moteur dans l’histoire par la redistribution du pouvoir. Parmi ces mesures, le changement des relations de classe par la centralisation des moyens de production entre les mains de la classe ouvrière marque une transition de l’économie vers la politique. La politique n’est rien d’autre que la traduction, dans l’organisation sociale, des relations de pouvoir économiques : « Le pouvoir politique, à proprement parler, n’est que le pouvoir organisé d’une classe pour opprimer une autre » (176). Pour Marx, le triomphe du prolétariat, qui marque la fin de la lutte des classes, est comparable à la fin de l’histoire, ou plutôt à la fin de la « préhistoire », un terme qu’il utilise dans sa Préface à la Critique de l’économie politique (212). Le retour de l’homme à sa nature sociale, libéré de ses « chaînes » (186), inaugure ainsi le début d’une nouvelle histoire et la fin d’un antagonisme dont la classe bourgeoise a été à la fois la classe la plus oppressive et, paradoxalement, celle qui a conduit le capitalisme à se saborder en favorisant l’émergence d’une classe unifiée autour du projet communiste.

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La philosophie de l’histoire de Marx constitue un système global de pensée, qui part d’une critique de la primauté accordée par Hegel à la conscience et aux idées, et se prolonge dans une analyse approfondie des processus de production.En basant sa philosophie sur le rôle de la propriété et sur les rapports de pouvoir économiques, Marx fait du matérialisme historique une doctrine capable de penser à la fois l’histoire et l’avenir.

Le Manifeste du Parti communiste constitue l’aboutissement logique du projet marxiste dans la négation de l’idéologie allemande et l’étude de l’économie politique, qui sont au service d’une lutte : celle de mettre fin aux luttes de classes par le renversement de la classe bourgeoise. C’est une conception de l’histoire qui repose sur le principe de négation si cher à Hegel, mais qui quitte le monde des idées pour entrer dans celui des conditions matérielles de l’existence.

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par Tristan Dethès

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BIBLIOGRAPHIE

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- HEGEL, G.W.F.. 1970. On Art, Religion, Philosophy. UK: Hackett Classics.
- HEGEL, G.W.F. & MILLER, A.V. 1979. Phenomenology of Spirit. USA: Oxford

University Press.
- MARX, Karl. 1994. Selected Readings. UK: Hackett Classics.

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