François Guizot : le sens de l’histoire d’un certain libéralisme
« Cette tendance de François Guizot à vouloir garder la morale religieuse dans son système de pensée en refusant toute philosophie se complaisant dans l’anti-christianisme se retrouve dans sa critique féroce du matérialisme »
Nombreuses furent les figures du XIXème siècle à subir le joug de l’histoire qui les condamna à une légende noire pour avoir été du “mauvais” côté. L’enracinement de la IIIème République y fut pour quelque chose : il est évident qu’à l’heure du radicalisme, il était préférable pour un régime qui se réclamait d’une filiation de gauche jacobine que l’on tâchât de faire de la période allant du 18 Brumaire à Sédan le dernier rempart avant le triomphe de la raison universelle. Si Napoléon III fut très certainement le moins épargné (sans doute parce qu’il avait donné à cette gauche la leçon selon laquelle le suffrage universel pouvait cultiver le césarisme), il est un homme qui n’a pas manqué de devenir le bouc-émissaire de la Monarchie de Juillet en étant désigné comme le responsable de sa chute. Figure des doctrinaires sous la Restauration qui prônaient une application de la Charte de 1815 afin de tendre vers un régime de type monarchique constitutionnel proche du modèle britannique, François Guizot (1787-1874) devint par la suite une figure emblématique de l’orléanisme. Partisan du suffrage censitaire et résolument monarchiste, il fut Ministre de l’Instruction Publique, puis de l’Intérieur et des Affaires Étrangères. Connu pour sa loi sur l’instruction primaire en 1833, Guizot était également un historien dont les travaux portent tant sur la France que l’Angleterre. Protestant et anglophone, ses ouvrages se démarquent par un libéralisme plus conservateur que celui d’un Constant ou d’un Tocqueville. Dans ses Méditations sur l’état actuel de la religion chrétienne (1866), Guizot entreprend une analyse du devenir du christianisme au regard des différentes écoles philosophiques qui ont vu le jour entre son siècle et celui des Lumières. Endossant les rôles d’épistémologue, de métaphysicien et de philosophe de l’histoire, cette figure de l’orléanisme s’évertue à tenter de réconcilier le mouvement inéluctable de la modernité vers la liberté et les ambitions de la religion du Christ.
La question théologico-politique dans les décennies qui suivirent la Révolution
Dans sa première méditation (qui constitue la moitié de son ouvrage), François Guizot livre une longue réflexion sur le réveil chrétien en France durant cette première moitié de XIXème siècle ainsi que sa relation avec le pouvoir politique. Bien que doctrinaire longtemps rattaché à la droite libérale orléaniste, il fait preuve dans ce chapitre d’une qualité longtemps attribuée au caractère tiède du libéralisme, à savoir sa capacité à générer du consensus par son honnêteté intellectuelle. Bien qu’historiquement opposant féroce au bonapartisme, il fait au-travers du Concordat de 1801 un éloge assez étonnant de Napoléon Ier. Comment un partisan du suffrage censitaire et fervent adepte du régime de la bourgeoisie “éclairée” a-t-il pu complimenter cet Empire césariste, où l’hégémonie du suffrage universel et du plébiscite néo-jacobin a rejeté le libéralisme authentique de 1789 ? Il ne faut pas oublier que l’Aigle endossa également les bottes du héros hégélien par excellence, qui devait apporter la fin de l’Histoire. Si Napoléon fut un “Robespierre à cheval” (terme employé par le chancelier Metternich), c’est bien parce qu’il termina l’œuvre de la Révolution tout en rétablissant un certain ordre monarchique. En cela, il n’est guère étonnant qu’un libéral comme Guizot qui croyait comme Hegel à l’aspect linéaire et non cyclique de l’Histoire et ne rejetait pas l’essence profonde de 1789 (qui ne fut jamais que le marchepied à 1793, bien que la pensée libérale bourgeoise eût laissé place à la pensée républicaine stricte) fût admirateur d’un homme qui est parvenu à couronner la Révolution par ses principes tout en la flagellant dans son projet d’organisation politique. Si Napoléon fut, selon les mots de Guizot, le “plus éclatant exemple à la fois de réaction et de progrès que présente l’histoire du monde” (27), c’est parce qu’il opéra une réconciliation des deux forces qui cohabitent, à toute époque, dans chaque société : la liberté et l’autorité. C’est ici que Guizot se montre sévère à l’égard de la pensée des contre-révolutionnaires. Là où ces derniers ont été plus disposés à pourfendre la Révolution et à réclamer un catholicisme défenseur de l’ordre, n’ayant au passage su trouver à l’anarchie aucun autre remède que l’absolutisme, les bonapartistes ont intégré la nécessité de défendre la foi pour elle-même ainsi que l’idée qu’il fallait dissocier le politique et le religieux. L’élan théocratique de la réaction qui suit l’assassinat du duc de Berry en 1821 et s’épanouit avec l’arrivée de Charles X au pouvoir dès 1824 est perçu par Guizot comme une énième preuve que les contre-révolutionnaires ne comprennent rien au mouvement qui s’opère en France à ce moment. Bien qu’il reconnaisse les qualités intellectuelles de Chateaubriand et des hommes de la réaction, il constate le caractère “essentiellement et invinciblement laïque” (62) de la société française qui témoigne d’une résignation du clergé français. En somme, le salut du catholicisme ne passerait que par sa libéralisation (au sens de l’époque, à savoir par sa stricte séparation avec le pouvoir politique), ce que la Monarchie de Juillet a compris dès 1830 en abolissant le catholicisme comme religion d’État. Bien que Guizot prenne parti pour une harmonie entre l’Église et un régime de liberté religieuse, il nuance ce propos par sa méfiance profonde envers les critiques à l’encontre du christianisme formulées par ses contemporains. Comme Ernest Renan, il se méfie de ceux qui font de l’Église une cible prioritaire par calcul politique, y préférant une critique par la raison. Ce faisant, son essai est loin d’être anticlérical. Au contraire, Guizot veut que le catholicisme retrouve son essence originelle qui est celle du progrès naturel de l’esprit humain. La foi chrétienne n’est pour lui pas un acte de soumission mais nécessite une adhésion par la pensée dans la mesure où la condition humaine est naturellement portée vers l’esprit de contradiction et de lutte d’idées.
Très optimiste (rappelons qu’il écrit cet essai près de trois décennies avant l’arrivée du radicalisme anticlérical de la Troisième République au pouvoir), il constate que si le christianisme a rendu à l’homme ses “droits à la liberté” (195) et réussi à s’adapter à tous les régimes politiques, il devra néanmoins surmonter deux forces grandissantes que sont l’amour de la science et l’amour de la liberté. C’est un message d’alerte qu’il lance aux croyants en les prévenant de l’impératif de ne pas s’aveugler quant-à l’effet et l’ardeur du travail antichrétien.
Piété et philosophie : quels liens ?
Une fois ce bilan du christianisme établi, François Guizot se livre dans ses autres méditations à une réflexion remarquable en jonglant entre plusieurs concepts métaphysiques (théories de la réalité) et épistémologiques (théories de l’origine des connaissances).
C’est du spiritualisme dont il est d’abord question. Le spiritualisme, en tant que doctrine métaphysique affirmant la supériorité de l’esprit sur la matière, est né d’une réaction naturelle contre ce qu’il appelle le “sensualisme” qui désignait à cette époque le matérialisme. Si le matérialisme a, en niant toute réalité autre que celle de la matière, rejeté la dimension morale et religieuse de l’existence humaine, le spiritualisme n’a pas souhaité l’évincer des questions relatives à l’être (ontologie). Guizot paraît ce faisant plus disposé à défendre cette perspective spiritualiste. Toutefois, il en décèle deux faiblesses majeures. La première est l’absence de solution rationnelle aux problèmes de l’âme humaine chez les spiritualistes qui en même temps n’ont pas accepté la solution chrétienne. La deuxième est leur incapacité à aller plus loin qu’une solution pratique susceptible de faire émerger une nouvelle foi en l’âme humaine. En bref, le spiritualisme a, en ayant refusé de pousser la logique chrétienne plus loin tout en prétendant intégrer la morale et la religion à l’être, été “à la foi trop timide et trop orgueilleuse” (216). Ce manque de rationalité n’a pu qu’enfanter aux yeux de Guizot et ce, de façon tout aussi malheureuse qu’illégitime, le rationalisme.
Le débat entre l’empirisme anglo-saxon et le rationalisme continental en épistémologie reste important encore à l’heure de publication de l’ouvrage. Bien que le libéralisme fût relativement plus à l’aise avec le rationalisme, l’empirisme d’outre-Manche a également permis à quelqu’un comme John Locke, penseur clé du libéralisme, de fonder ses analyses sur les comportements humains. Si le rôle de la raison est fondamental dans la pensée libérale et notamment dans l’élaboration d’une philosophie universaliste, il ne faut pas oublier la dimension consensuelle du libéralisme à cette époque. Voilà pourquoi il serait incorrect d’enfermer une idéologie comme celle-ci dans une épistémologie. Cette parenthèse permet d’expliquer les doutes formulés par Guizot à l’encontre de la pensée rationaliste. Reprenant la célèbre phrase de Pascal selon laquelle “Le cœur a ses raisons que la raison ignore”, il affirme n’y adhérer qu’à moitié. Il pointe les dangers d’une confiance trop grande en la raison qui a pu déboucher sur son culte en 1793. Comme pour le spiritualisme, il dénonce deux erreurs majeures du rationalisme. Tout d’abord, celui-ci mutilerait les hommes en méconnaissant des éléments de leur nature biologique. Deuxième faille : le rationalisme étendrait les prétentions de la science au-delà de son droit. Guizot argue ainsi que si les instincts sont insuffisants pour déceler la vérité de la nature humaine, ils peuvent toutefois être utiles dès lors qu’ils sont “universels, permanents, indestructibles quand ils se retrouvent dans tous les pays et dans tous les siècles” (245). La différence entre universalisme et rationalisme se trouve précisément ici. La nature universelle de l’espèce humaine peut découler non pas d’une raison universelle, mais d’un instinct universel (relatif notamment à la morale). Le problème permanent du rationalisme réside dans sa conviction d’une accessibilité universelle de la vérité par la seule voie de la raison et de la science humaine.
En parlant de science humaine, il est question dans sa quatrième méditation d’une doctrine qui n’échappe pas aux critiques de Guizot : le positivisme. En vogue au XIXème siècle et développé par la philosophie d’Auguste Comte, le positivisme a un caractère fondamental : le regard de tous les phénomènes comme étant assujettis à des lois naturelles invariables. Guizot pointe d’emblée l’aspect arrogant de ce nom qui s’arrogerait à lui seul cette qualité d’être une science positive (c’est-à-dire fondée sur la vérité). Au-delà de l’argument ad personam de l’ancien Ministre de l’Instruction Publique envers le précepteur du positivisme dont il dénonce “l’orgueil” habituel et le caractère singulier de son état mental, Guizot reconnaît malgré tout la sincérité et le crédit de cette doctrine. Néanmoins, il conclut en affirmant qu’elle se confond dans les grandes lignes avec le sensualisme en ce qu’elle fait primer l’expérience sensible sur la raison.
Pour autant, Guizot fait du positivisme un antonyme bien moins du rationalisme que du panthéisme. Comme il l’explique dans la méditation suivante, le principe du positivisme réside surtout dans sa tendance à renfermer l’homme et son esprit dans un “monde fini, ses faits et ses lois” (203). A contrario, le panthéisme est une philosophie centrée sur le rapport du fini à l’infini. Imputable grandement à Spinoza, elle considère contrairement au positivisme que la substance n’est pas une collection d’individus finis mais qu’elle est le fait de Dieu. Cette doctrine est une doctrine de l’immanence, dans laquelle le divin n’existe pas en dehors du monde. L’objectif n’est ici pas d’explorer dans le détail les fondements de la pensée spinozienne, mais simplement d’en énoncer les critiques formulées par Guizot. Pour faire bref, c’est avant tout le principe d’abstraction chez Spinoza que celui-ci conteste. Le panthéisme nierait selon Guizot trois observations psychologiques essentielles. D’abord, le fait que l’homme croie en sa propre existence distincte. Ensuite, la conscience de chaque individu de sa liberté. Enfin, la persistance du bien et du mal dans chaque être humain. Guizot reproche au panthéisme sa volonté d’abattre la notion de divinité extérieure (ou transcendante) et de minimiser la relation essentielle entre Dieu et l’humanité. En voulant diluer le divin jusqu’à l’immanence, le panthéisme aurait paradoxalement abouti à une volonté d’ériger l’homme en Dieu et de le débarrasser d’une transcendance nécessaire au maintien d’une certaine éthique consciente de la supériorité du divin.
Cette tendance de François Guizot à vouloir garder la morale religieuse dans son système de pensée en refusant toute philosophie se complaisant dans l’anti-christianisme se retrouve dans sa critique féroce du matérialisme, qu’il met dans le même sac que ce qu’il nomme le sensualisme. Il est intéressant de constater à quel point Guizot rend indissociables deux doctrines qui pourtant ne répondent pas à la même question. Tandis que le sensualisme (se confondant historiquement avec l’empirisme) est une théorie de la connaissance, le matérialisme demeure une théorie de la réalité. En mettant dos-à-dos ces deux philosophies, Guizot mêle épistémologie et métaphysique. Mais alors, pourquoi le matérialisme est-il si dangereux pour l’humanité selon Guizot ? Parce qu’il rompt avec la nature humaine qui tend instinctivement à distinguer matière et esprit. Tandis que le corps présente des lois fixes et pré-établies (soient-elles découvertes ou non par la science), l’âme repose d’abord sur le principe de liberté et d’auto-détermination. Si ce faisant la condition de l’être humain dans sa vie corporelle repose sur la “fatalité” (323), il n’empêche que sa vie morale est un privilège car libre de toute prédétermination matérielle. Le corps, en étant soumis aux désirs et aux besoins, ne peut qu’abaisser l’individu à sa condition matérielle la plus primaire et dénuée de toute dimension spirituelle. Ainsi, quand le corps domine, l’homme tend naturellement au matérialisme. Mais quand l’homme écoute son âme et se concentre sur l’immatériel, il adopte déjà une posture plus susceptible de tendre vers la liberté. Le matérialisme, en ramenant l’individu à sa simple condition matérielle, ne peut que nier la liberté humaine et la loi morale : voilà pourquoi il est le vecteur naturel de l’athéisme tant pourfendu par Guizot. Encore une fois et ce, comme dans sa critique du matérialisme, Guizot rappelle la nécessité du “bon sens” (334) dans la quête de vérité qui est pourtant universellement partagée par les individus. C’est la raison pour laquelle sa pénultième méditation s’évertue à condamner le corollaire de l’aveuglement sur le bon sens qu’est le scepticisme, doctrine fondée sur le doute dans la recherche de la vérité. Il distingue deux scepticismes : le scepticisme expérimental et le scepticisme systématique. Selon ses mots, si “l’un est le doute mis en pratique ; l’autre est le doute érigé en principe” (333). Guizot perçoit dans le scepticisme une volonté de pousser la raison hors de ses limites que sont l’instinct et l’évidence naturelle. Cette méditation est une preuve de sa modestie en tant qu’humain. Il argue en citant avec estime un autre penseur doctrinaire qu’est Pierre-Paul Royer-Collard que l’existence de l’univers n’est pas seulement le fait d’une perception du sujet pensant, mais qu’elle lui est antérieure et lui survivra. Le doute systématique a tendance ce faisant au nom de la raison, à la nier au nom d’une démarche “faussement scientifique” (351) centrée exclusivement sur le sujet.
L’ultime méditation de Guizot, qui s’intitule “L’impiété, l’insouciance et la perplexité” se veut comme une conclusion à son ouvrage. Faisant part de ses inquiétudes à l’égard de la nature de plus en plus impie des classes populaires et des nouvelles classes moyennes, l’ancien ministre orléaniste déplore la tendance grandissante à l’athéisme. Mais par dessus ce travail idéologique anti-chrétien qui s’opère, c’est surtout de l'insouciance religieuse dont il s’inquiète, “mal plus répandu que l’impiété” (359). Le matérialisme renfermerait les individus dans leur vie terrestre et les rendrait indifférents à toute perspective spirituelle.
En philosophe de l’histoire, François Guizot livre un message d’optimisme vis-à-vis du devenir du christianisme. Bien que confrontée à des systèmes de pensée lui étant fondamentalement hostiles, la religion du Christ a de beaux jours devant elle en ce qu’elle connaît mieux que quiconque le dessein de l’humanité et le rôle essentiel de l’élévation spirituelle de l’âme dans la quête de liberté.
« Il [le christianisme] a seul le droit de réussir, car il connaît bien l’homme, l’homme tout entier, et le satisfait en le réglant » (374)
par Tristan Dethès