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Ernest Renan : genèse dune pensée nationale

« Chez Renan, la Nation est une médiation entre les racines et l’universel qui doit dépasser l’essence des individus au profit de leur volonté d’adhérer à un projet commun. »

Si le XIXème siècle fut au consensus ce que la réaction fut au libéralisme, c’est bien parce que comme son frère cadet le XXème il se fit le théâtre d’un bouillonnement intellectuel à partir duquel se déployèrent non sans querelle une multitude d’idéologies qui, bien qu’elles partageassent chacune la Révolution comme matrice divine de leurs systèmes de pensée, ne parvinrent à proposer de solution qui ne suscitât pas de désaccord tranché. Prise entre le marteau réactionnaire et l’enclume socialiste qui la condamnaient tous deux (peut-être à raison) à rester l’alliée naturelle de la classe bourgeoise, la pensée libérale issue de 1789 a pourtant accouché de textes majeurs dans les idées politiques françaises de ce nouveau siècle. Il fallait bien qu’au milieu de tous ces libéraux qui brandissaient les préceptes de Bastiat et de Constant davantage par confort de leur nouvelle position sociale après la défaite de l’aristocratie devant la bourgeoisie triomphante que par conviction profonde (et ils ne manquèrent pas sous la Monarchie de Juillet comme sous la IIIème République) se cachâssent quelques amoureux réels du rationalisme et des préceptes issus de l’universalisme des Lumières. Il fallait bien que derrière le “nabot” Thiers et ses héritiers, quelques Guizot et Tocqueville parvinssent à défendre ce que le libéralisme avait qui ne fût pas opportunisme bourgeois. Parmi eux, bien que beaucoup moins politisé, Ernest Renan (1823-1892) fut porté par cette même quête de l’universel et des préceptes rationalistes qui le conduisirent à défendre une conception libérale de la nation. Historien, écrivain et philosophe, cet ancien Académicien a su jongler entre fascination pour la religion (Histoire des origines du christianisme) et foi envers le progrès scientifique (L’Avenir de la science). Influencé par les théories darwiniennes, il ne mêla pour autant jamais ses préceptes à sa philosophie politique. 

 

Qu’est-ce qu’une nation ? est une conférence qu’il a donnée à l’université de la Sorbonne en 1882. Dans celle-ci, Renan propose une vision de la Nation en rupture avec la conception essentialiste d’outre-Rhin inspirée des essais du philosophe allemand Fichte et ce, dans un contexte où l'ombre du nationalisme français revanchard plane déjà sur une France désireuse de venger l’humiliation de Sedan et l’Alsace-Lorraine qui lui a été amputée…


 

Le phénomène national en Europe 

 

En bon historien, Renan ne manque pas de rappeler la chronologie de l’idée d’unité nationale en Europe. C’est d’abord le rejet radical de la solution impériale qu’il souhaite argumenter. Remontant jusqu'à l’Empire Romain, il constate que là où la domination d’une nation aux prétentions impériales a systématiquement nécessité en amont une ambition universelle de dominer ou d’être dominé, la division actuelle entre multiples nations rendrait impossible une telle aventure impérialiste tant elle créerait une force coalisée de nations prêtes à défendre leurs frontières. Il argue que ce sont avant tout les invasions germaniques du Vème siècle qui ont sur le long terme introduit les bases du principe de nationalités. En effet, celles-ci ont imposé des classes militaires et aristocratiques à l’Occident dans chaque nouveau pays qui a pris le nom de ses envahisseurs (qu’il s’agisse des Francs, des Lombards…). Ce faisant, la fusion des populations aurait entraîné la pluri-ethnicité des peuples européens. Toutefois, bien que les peuples germains fussent violents et que la France ne devînt en réalité peuplée que d’une minorité de francs, cette fusion aurait participé d’un oubli des origines locales de chaque français, si bien que sur plusieurs générations, tout le monde avait oublié s’il était visigoth, burgonde ou lombard d’origine. Cet oubli ferait même selon Renan partie de l’essence de la nation française, sinon quoi la persistance d’identités locales eût empêché le sentiment national de partage d’une histoire commune. « L'essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié des choses » (15). Il faut voir dans la naissance de l’esprit national une série de faits historiques ayant convergé vers l’unification des peuples, tantôt par les ambitions d’une dynastie conquérante (comme ce fut le cas en France avec les capétiens), tantôt par un esprit général de lutte contre la puissance impériale (le risorgimento italien par exemple). La nation est d’abord en Europe le témoignage du triomphe de l’État unifié sur les caprices de la féodalité. 

 

Définition négative de la Nation : le refus de l’essentialisme 

 

Après avoir passé en revue de manière succincte les mécanismes de naissance de la nation moderne, Ernest Renan cherche à en démolir un à un les prétendus piliers sur lesquels cette dernière reposerait aux yeux de certains théoriciens politiques. L’originalité de la deuxième partie de son discours, c’est qu’à défaut de définir aussitôt la nation, il en donne d’abord une définition négative. Si certaines nations modernes se sont formées par un processus de centralisation impulsé par des monarques, à l’image de la France de Philippe le Bel, il ne faut pas y voir une condition nécessaire. Le cas des États-Unis est en ce sens révélateur. Ce qui y a prédominé, c’est d’abord le principe juridique de citoyenneté, lequel a également été brandi en France au cours de la Révolution. Or qu’est-ce qui fonde la citoyenneté ? Le droit. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen d’un côté, la Constitution Américaine de l’autre. Laissons ici de côté le droit naturel, en tant que dû universel auquel peut prétendre chaque individu du simple fait de son appartenance à l’espèce humaine. Bien qu’il fonde la pensée libérale et soit central dans la DDHC, il n’est pas exactement le droit national tel que le définit Renan. Le droit national est l’ensemble des principes que s’arroge une nation, autrement dit, une forme politique (l’État en l'occurrence) ; et ces principes se confondent alors avec le droit positif. Une fois cela dit, il est nécessaire de se questionner sur la base de ce droit national. 

 

La première base mentionnée par Ernest Renan est celle de la race. Entendons bien qu’il s’agit ici de la race telle que perçue au XIXème siècle, à savoir sous un aspect biologique et ethnique. Voici sa thèse : en faisant reposer la politique sur l’ethnographie, la politique ne peut que « porter sur une chimère »  (21). Si la France a été à la fois celtique, germanique et ibérique, c’est la preuve que la nation ne saurait se confondre avec une dimension purement ethnique. 

 

La deuxième base dont il est question est celle de la langue. Si celle-ci selon ses mots « invite à se réunir [mais] n’y force pas »  (24), c’est précisément parce que la volonté prime le caractère pseudo-exclusif d’une éventuelle multitude d’idiomes au sein d’un même territoire national. La Suisse en est un exemple : la pluralité de dialectes régionaux n’est pas un obstacle à une certaine unité nationale. 

 

Troisième pilier présupposé : la religion. Bien qu’elle soit un socle éminemment historique disposé à relier (‘religare’) les groupes sociaux, Renan n’y voit plus le grand élément d’ordre social qu’elle était jadis. Au contraire, la sécularisation du monde l’a rendue « chose individuelle » (28), regardant la bonne conscience de chacun et qui, comme la langue, peut aider à faire société sans pour autant être la condition suffisante à l’affirmation de l’unité nationale. 

 

Avant-dernière (et très révélatrice à l’ère du triomphe du libéralisme) base supposée : la communauté des intérêts. Si l’union économique constitue un moyen de pacification des relations entre individus, sa dimension purement matérialiste visant à troquer les divisions entre peuples contre la satisfaction de leurs intérêts matériels démontre pour Renan son insuffisance à prétendre aux fondements du sentiment national. Qu’un ‘Zollverein’ ne soit pas une nation pour le paraphraser, c’est refuser de réduire la définition de la Nation à sa santé économique et y préférer un aspect plus immatériel qu’est celui de l’âme.

 

Le dernier pilier est lié au précédent dans la mesure où comme l’union douanière il se fonde sur un substrat matériel : la terre. Pourquoi la seule existence d’un territoire ne suffit-elle pas à fonder la communauté nationale ? Pour la même raison qui explique pourquoi une terre non labourée ne saurait se montrer féconde : celle-ci nécessite d’être cultivée par les hommes. Si elle constitue la chair de la Nation, seul son peuple peut lui en donner le principe spirituel dont elle a besoin pour exister. Or ce principe spirituel n’étant pas la religion, il découle d’un principe immatériel plus séculaire : la volonté d’association.

 

La Nation : un contrat social ? 

 

Nous aimerions maintenant que le lecteur garde en tête un terme employé au début de cet article qu’est celui de ‘consensus’. S’il serait faux de dire de ce texte qu’il fut consensuel, en particulier au vu de l’émergence d’une conception plus essentialiste de la Nation à la fin du XIXème siècle dont quelqu’un comme Maurice Barrès se fit (avec une certaine esthétique littéraire qu’il faut reconnaître) le grand porte-parole par une plume débarrassée de l’universalisme des Lumières, Qu’est-ce qu’une nation ? reste néanmoins le témoignage de la passerelle conceptuelle entre un certain libéralisme et la mise en avant du sentiment national. Dans cette troisième partie de son discours, Renan se fait l’avocat d'une définition contractualiste de la Nation qu’il définit bien plus comme le produit d'une volonté délibérée des individus de s’associer pour écrire leur histoire que comme le fait d’une essence immuable. Certes, le partage d’une histoire commune et la légitimité des ancêtres témoignent d’un passé héroïque forgé par les grands hommes qui ne peuvent que faire le lit de l’idée nationale. Toutefois, c’est par dessus tout la « grande solidarité » (32) vis-à-vis de ces gloires alimentant le désir de poursuivre ensemble cette histoire et ces sacrifices qui justifie la supériorité de la notion de consentement et d’idée nationale sur celle d’une « force sentimentale » (terme barrésien) relative exclusivement à la terre et aux morts. En somme, si « les nations servent à l’œuvre commune de la civilisation » (33), c’est précisément parce qu’elles sont l’intermédiaire entre les singularités de chaque groupe national et l’aspiration de l’humanité. Chez Renan, la Nation est une médiation entre les racines et l’universel qui doit dépasser l’essence des individus au profit de leur volonté d’adhérer à un projet commun. 


Si ce discours est capital du point de vue de l’histoire des idées politiques, c’est parce qu’il propose une doctrine nationaliste se démarquant tant d’une conception plus culturelle et empiriste de la nation telle qu’on la retrouve dans la France d’avant-Guerre chez quelqu’un comme Barrès que d’une approche strictement ethnique et essentialiste forgée par les écrits de Fichte et à l’origine des théories pangermanistes. Le nationalisme de Renan est avant tout civique et fondé sur la volonté des individus, davantage relative à l’idée de nation qu’à sa dimension charnelle...

par Tristan Dethès

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