Une critique libérale des théocrates français de la contre-révolution
« Les libéraux ont résolu le problème théologico-politique de la sorte : en affirmant par la séparation du politique et du religieux la nécessité de reconnaître la valeur de l’individu et, par extension, celle de sa liberté et de l’égalité auxquelles celui-ci aspirait. Or pour éviter ce que les réactionnaires redoutaient (le désordre), il fallait qu’ils démontrassent que cette séparation pouvait laisser place à la religion, fondamentale à l’exercice de la liberté individuelle »
Dans ses Essais sur le politique (1986) et plus particulièrement dans le chapitre “Permanence du théologico-politique”, le philosophe français Claude Lefort explique comment le rôle historique de la Révolution Française, au-delà d’annoncer l’avènement de la démocratie moderne, a été de renverser l’ancien dispositif théologico-politique et de permettre de dégager une nouvelle “vérité religieuse” dont les interprètes successifs, libéraux comme réactionnaires, ont cherché à tirer une philosophie de l’Histoire afin de déterminer le devenir de l’articulation du religieux aux aspirations de liberté. Il est néanmoins nécessaire d’apporter quelques définitions. Rappelons qu’il n’a pas ici été question de liberté au sens kantien du terme, c’est-à-dire, pas d’une liberté qui serait restée systématiquement indissociée de l’impératif moral et du devoir. Il ne s’est pas agi non plus d’une conception Calliclésienne de la liberté qui aurait été une sorte de licence. Non. La liberté dont a accouché la Révolution, c’est avant tout une liberté négative, à savoir une liberté fondée non pas sur une définition d’elle-même mais sur une définition de ce qu’elle n’est pas. Et cette définition négative, on l’a retrouvée notamment dans l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : “La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui”. Rien qu’ici nous avons été témoins d’un renversement de paradigme majeur en étant passés d’une approche Ancienne de la liberté qui, au temps des grecs, se définissait comme la possibilité d’exercer ses droits politiques pour servir la Polis et, par conséquent, d’une approche fondée sur le bien commun et le devoir, à une conception Moderne de la liberté : celle de la jouissance des droits individuels et donc d’un regard fondé sur le bonheur individuel. Cette analyse développée par Benjamin Constant dans son célèbre discours a eu deux conséquences majeures, la seconde découlant de la première : la neutralisation morale de la politique d’une part et la distinction entre la société politique et la société religieuse de l’autre. La neutralisation morale désigne la volonté du libéralisme de dissocier le droit de la morale, dissociant la liberté (ici désormais considérée comme la possibilité de jouir de ses droits individuels) politique du devoir incarné à l’époque par les injonctions religieuses. Dans cette définition de la liberté, l’individu libre n’était donc plus nécessairement celui qui obéissait à la religion, mais celui qui obéissait à une conception de l’Histoire qu’était celle de son combat pour son émancipation individuelle. Or parce que cet individu est désormais devenu détenteur de droits politiques dont l’accumulation ne s’est faite qu’au détriment de l’influence du religieux, alors la Révolution aurait, en ayant suivi la philosophie libérale, jeté le germe de l’individualisme. Cette philosophie de l’Histoire, qui visait à résoudre le problème théologico-politique par la victoire du politique sur le religieux, a dès le début connu une vive opposition des penseurs contre-révolutionnaires qui ne concevaient pas que l’on pût substituer les commandements des Hommes aux commandements de Dieu. Les théocrates français de la contre-révolution ont incarné une doctrine qui voulait que l’on rejetât tant l’aspect individualiste de la neutralisation axiologique de la politique voulue par la Révolution que sa prétention universaliste. Louis de Bonald comme Joseph Maistre en ont été les meilleurs exemples. Soucieux de sceller “la nécessaire alliance du politique et du religieux”, l’un comme l’autre voyait en la Révolution le symptôme d’une époque décadente, mais qui aurait permis de régénérer par le châtiment divin la société française. Le problème est donc le suivant : si la Révolution Française a accouché de la définition négative de la liberté, le rejet de la solution théocratique par les penseurs libéraux du XIXème impliquait-elle nécessairement, comme l’ont affirmé les contre-révolutionnaires, que l’irréligieux triomphât et que, ce faisant, le libéralisme fût voué à la victoire de l’individualisme ? Si la contre-révolution a eu le mérite de résister à l’impératif de tabula rasa afin de préserver ce que le “génie du christianisme” avait de vertueux dans l’organisation sociale, son obsession réactionnaire s’est heurtée à un anti-universalisme qui, en sous-estimant la nécessité de dissociation théologico-politique ainsi que la liberté humaine, s’est révélé politiquement peu fécond. C’est notamment de ces failles dont a su tirer profit une certaine pensée libérale qui ne demandait, contrairement à ce que la caricature réactionnaire a affirmé à propos de la Révolution, qu’à ce que liberté et égalité ne rimassent pas avec décadence et individualisme.
- Le narratif des contre-révolutionnaires : le christianisme comme ciment de l’ordre social
Le problème quand vient d'étudier la contre-révolution n’est pas tant de cerner le dénominateur commun aux théoriciens français pour qui la Révolution est une abomination. La principale difficulté est au contraire d’identifier les différences de ces doctrines qui, bien qu’arrivant à la même conclusion, ne fondent absolument pas leur haine du libéralisme sur la même philosophie. Dans “Contre-Révolution”, il y a “Contre” et donc d’abord insistance sur ce qui oppose Bonald et Maistre au fruit politique de la pensée des Lumières qui a enfanté les Tocqueville et les Guizot. L’individualisme, oui. Mais une fois cela dit, il s’agirait de comprendre pourquoi chacun d’entre eux voyait 1789 (et 1793) comme une abomination et par extension, quelles sont les lois qui régissent la société que la Révolution a bafouées. Penser la réaction française, c’est ainsi d’abord penser un modèle à rebours du libéralisme qu’est celui de la théocratie.
La justification de la subordination du politique au religieux dans la philosophie contre-révolutionnaire découle avant tout d’une posture épistémologique (relative aux origines de la connaissance) visant à expliquer le fait politique et l’organisation par autre chose que la démarche typique de la philosophie française des Lumières ayant pour maître mot la raison qui a enfanté le rationalisme jacobin. Comme l’explique Bernard Valade sous la direction de Jean Tulard dans La Contre-Révolution - Origines, histoire, postérité, le propre des réactionnaires de la première heure a été d’opposer à la “raison abstraite” de la Révolution l’”expérience de la tradition” afin de légitimer une philosophie de l’Histoire qui laissait une place plus grande à la Providence. Cette posture, que l’on qualifierait en histoire des idées de “traditionaliste”, c’est-à-dire, donnant à la tradition (et donc inévitablement à la religion) le gage de légitimité politique, a notamment été celle de l’homme politique et philosophe Joseph de Maistre (1753-1820). Dans le dixième entretien de ses Soirées de Saint Pétersbourg, Maistre explicite notamment son scepticisme à l’égard du rationalisme en posant que : “tout ce qu’on peut savoir dans la philosophie rationnelle se trouve dans un passage de saint Paul : ce monde est un système de choses invisibles manifestées visiblement”. Il y dresse alors un système de correspondance tentant devant chaque observation naturelle d’y lier une explication surnaturelle qui échapperait à la prétention des hommes à pouvoir déceler la vérité en se soustrayant de la Providence. Ce faisant, il établit un lien entre le monde politique et le monde spirituel, indissociation qui, outre qu’elle élabore une théorie de la connaissance diamétralement opposée à celle des Lumières, se développe au-travers de son regard sur la Révolution. Pour Maistre, la Révolution, avant d’être synonyme d’anarchie et de chaos, ne fait que suivre le cours d’une Histoire voulue par la Providence. Événement surnaturel, la Révolution française ne serait rien d’autre qu’un fait “satanique” ayant abouti au comble de l’horreur et de l'irruption du mal dans l’Histoire incarnés par le régicide de Louis XVI. Ainsi voyait-il en 1789 une révolution profondément religieuse dans son essence, bien que celle-ci eût précisément affirmé être le rejet du spirituel. Mais alors, quelle serait la volonté providentielle face à un tel bouleversement politique ? Pour Maistre, ce mal institué n’est pas absolu mais est avant tout un exemple que la Providence a fait afin que les hommes se rendissent compte de leur décadence et remédiassent à ce qu’il a appelé le “schisme de l’être”. En cela le véritable devoir des hommes serait bien moins de chercher la vérité par le libre exercice de la raison et en dissolvant les dogmes qu’en retrouvant un principe perdu : celui de l’obéissance à la loi divine. L’élucidation de la vérité et par extension des questions politiques reste dans cette philosophie subordonnée à l’explication religieuse, ce qui écarte toute possibilité de marge de manœuvre des hommes et de liberté. Car en effet, si la pensée de Maistre est à rebours du libéralisme, c’est parce qu’elle adhère à un pessimisme anthropologique discréditant l’option du libre examen (“Le cœur humain est un cloaque” écrit-il au comte d’Avaray le 8 novembre 1804). Seule clé de lecture du sens de l’Histoire, Dieu se présenterait comme l’unique source d’autorité et de droit ce qui ferait de l’homme un simple instrument de la volonté providentielle, incapable de créer par lui-même. Ou du moins, son champ d’action se verrait limité par ce que la Providence lui a dicté à travers les âges, à savoir la tradition. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le traditionalisme maistrien ne laisse même pas place au puritanisme ayant accouché d’un libéralisme tout sauf irréligieux. Cette focalisation sur la tradition et ce rejet du libre examen établissent d’ailleurs une distinction nette entre la Parole et l’Écriture. Si la première est exprime la volonté divine la plus pure, la seconde est l’expression même d’une interprétation faussée de la tradition : voilà pourquoi le Protestantisme et la Réforme, en ayant réduit la volonté divine aux écritures ne pouvaient que faillir au bon vouloir de la Providence. Quel lien avec la société politique dira-t-on ? Eh bien si l’écriture n’est que nouveauté et donc antithèse de tradition, alors les constitutions politiques ne peuvent qu’être la négation de la vérité divine et donc témoigner d’un cruel défaut de légitimité. Maistre disait à propos de la Constitution de 1795 qu’en ayant été faite par l’Homme et pour l’Homme, non seulement elle ne pouvait qu’aller à rebours de la volonté providentielle mais qu’elle proclamait également des droits fictifs qui usurpaient la souveraineté suprême de Dieu. Face aux velléités universalistes et aux prétentions rationalistes, le propre de la contre-révolution a été ainsi de proposer un nouvel “historicisme” ayant pris le contrepied de toute justification du pouvoir qui émanerait des hommes.
Parallèlement à cette posture épistémologique, la pensée contre-révolutionnaire justifiait la réaction contre la résolution du problème théologico-politique voulue par les Lumières à la faveur du politique par une doctrine de l’organisation sociale. Car au-delà de cet anti-rationalisme et de cet anti-universalisme des réactionnaires, il convient de préciser en quoi leur théorie de la société et du gouvernement est en rupture avec les Lumières. Celui qui a le plus pensé cette question de l’organisation des hommes n’est pas tant Maistre (dont les écrits sont davantage des fulgurances que de longs développements) que son confrère idéologique Louis de Bonald (1754-1840). Dans sa Théorie du pouvoir politique et religieux (1796), Bonald tente de renverser le modèle contractualiste en lui opposant l’antériorité de la société aux individus. Ainsi, les individus n’auraient pas créé la société afin de jouir de leurs droits, mais auraient au contraire vocation à accomplir leur devoir envers la société tel que Dieu l’a voulu (“l’homme n’existe que pour la société, et la société ne le forme que pour elle”). Mais de quelle société s’agit-il ? Tout d'abord, Bonald distingue ce qu’il appelle les “sociétés constituées” des “sociétés non constituées”, reposant respectivement sur les législatures de la volonté générale de la société et la volonté particulière de l’Homme. Dans la mesure où Dieu précède la société et que la société précède l’homme, alors l’homme en entrant en société fait face à un choix : soit il obéit aux “rapports nécessaires” et aux “lois fixes” de la société qui sont l’expression de la volonté divine à savoir la conservation physique et morale des êtres, soit il désobéit et dégénère à l’état sauvage. La “société civile” se présente ainsi comme la réunion de la “société politique”, garante tant de l’unité du pouvoir (donc l’absence de séparation des pouvoirs) que de la “conservation de l’homme physique”, et de la “société religieuse” défendant l’unité de Dieu donc la “conservation de l’homme moral”. Cette doctrine de la conservation est fondamentale en ce qu’elle établit une séparation entre les constitutions qui se plient à la volonté générale de la société (donc à la volonté divine) et celles qui s’en éloignent par le triomphe des volontés particulières sur la volonté divine. Parmi les premières, la monarchie de droit divin qu’a détruit la Révolution est naturellement présentée par Bonald comme le régime qui assure “l’indépendance égale de tous les citoyens de toutes les volontés particulières” là où la république se présente comme “l'assujettissement à des volontés particulières”. Si pour Bonald le régime républicain fait de l’homme un individu isolé jouissant de droits égoïstes, le régime monarchique lui confère au contraire le statut d’être social conforme à sa nature divine qui est la conservation de l’unité spirituelle et politique. On ne s’étonnera donc pas que Bonald fût un admirateur de Metternich et du modèle absolutiste après le Congrès de Vienne en 1815, ni qu’il louât l’inquisition espagnole qui, en punissant les déviants, a préservé, la société du désordre. Parce que la société est d’origine divine et non plus humaine, et dans la mesure où l’individu doit se soumettre à la volonté divine, la philosophie de Bonald aboutit à une religion de la société, présentée comme l’ultime médiatrice entre les hommes et Dieu, puis s’achève en une religion de l’État. Dans cette perspective, comme l’explique Jean Touchard, l’État suprême “se trouve divinisé” et la légitimité politique est inévitablement théocratique, tout comme l’obéissance au nom de l’ordre moral se trouve systématiquement justifiée. L’individu isolé n’existe alors plus.
L’expérience contre la raison, la société contre l’individu, l’ordre contre le progrès et la loi divine contre la loi des hommes : voici les maîtres mots des contre-révolutionnaires qui en ce sens confirment que le libéralisme ne pouvait que rompre avec ces principes théocratiques fondamentalement ennemis du corpus idéologique de 1789 (et encore plus de 1793). Le problème, c’est qu’en résolvant le problème théologico-politique de la sorte, les théocrates ont eu la maladresse de penser du libre-examen et de la philosophie des droits de l’homme qu’ils ne pouvaient qu’ériger l’individu en être capricieux et tracer un trait sur l’ordre religieux dont la remise en cause constitue, au fond, le cœur de leur haine totale de la Révolution. Or il s’agit d’une posture discutable.
- Une pensée politique en inadéquation avec le sens de l’Histoire et la nécessité de reconcevoir les relations sociales
Dans son ouvrage Histoire Intellectuelle du Libéralisme (1987), Pierre Manent écrit que la critique “de droite” du libéralisme (celle des réactionnaires) s’est contentée de critiquer la pensée libérale en tant que “doctrine politique négative ou critique, non pas positive ou fondatrice” tout en ne proposant paradoxalement aucun projet politique dit “positif” (c’est-à-dire hormis la critique de la philosophie libérale). Il prend notamment le parti de Benjamin Constant en développant l’idée selon laquelle au-delà de la critique “anachronique” de l'individualisme libéral, les contre-révolutionnaires ne sont pas parvenus à proposer un dispositif politique fertile à même de re-concevoir les relations entre l’individu et la société (politique et religieuse) ni à saisir le mouvement de l’Histoire qui s’opérait.
Les travers de la réaction se sont traduits empiriquement par la chute du régime de Charles X en 1830. Mais au-delà d’un simple rejet de la politique de Polignac, c’est d’abord l’impossibilité des contre-révolutionnaires d’avoir empêché les germes des idéaux révolutionnaires de fleurir dans la société civile qui a expliqué leur chute. Et le premier de ces germes, c’est la reconnaissance de la valeur de l'individu et de sa liberté. Personnalité libérale du courant des “Doctrinaires” ayant cherché à conserver les acquis de la pensée de 1789, François Guizot écrivait déjà sous la Restauration à propos des ultras qu’ils ne “comprenaient rien à la France nouvelle”, “cherchant à renforcer leur pouvoir sur une société qui ne veut pas d’eux”. Il estimait que la pensée réactionnaire était une impasse en ce qu’elle ne savait pas quels étaient les moyens de gouvernement adaptés dans cette nouvelle France et que, surtout, elle n’était pas parvenue à répondre à la nécessité de séparation entre la société et l’État. À ce titre, l’historien Jacques Julliard (Les gauches françaises 1769-2012 : Histoire, politique et imaginaire) a établi un système culturel des courants politiques en France qui selon lui répondait à un trilemme entre Individu, Société et État. Il a classé la pensée réactionnaire sur l’axe “Société-État” en justifiant le fait que, désirant à tout prix éviter la “société d’individus moléculaires”, les contre-révolutionnaires avaient mésestimé l’héritage crucial du christianisme qu’était la liberté et qui ne pouvait être que bafouée en ne reconnaissant que l’autorité divine comme source de légitimité. Car pour Bonald, la liberté a deux significations : d’une part la liberté physique, garantie par la société politique, et d’autre part la liberté morale, découlant de la société religieuse. Il ajoute que la liberté demeure la capacité “d’agir selon sa volonté” mais uniquement dans la mesure où cette volonté est celle de l’homme social (autrement dit de la société et non de l’individu). Or la société répondant à la volonté divine, ne serait libre que celui qui agit selon la volonté du corps social. En d’autres termes, la liberté, en n’étant que la conformité à la conservation sociale, s’oppose selon lui au libre-arbitre qui lui découle de la volonté individuelle, nécessairement source de désordre social. Et pour conjurer le désordre, il conviendrait de punir les “déviants”. La meilleure illustration de cette négation de l’individu est celle de la ‘Loi sur le sacrilège’ du 20 avril 1825, qui prévoyait que l’on condamnât à mort toute personne commettant un sacrilège, qualifié alors de “déicide”. Si les libéraux comme Constant s’y sont opposés par souci de séparation du spirituel et du temporel, Bonald a déclaré que le péché devait être condamné. Il a avancé également que l'individu portait aussi la responsabilité du collectif en donnant l’exemple du peuple juif qui avait payé “à raison” la crucifixion. Sa conclusion a été de dire que le sacrilège n’était qu’un renvoi des hommes “devant leur juge naturel”. Face à cela, a-t-on pu opposer la contestation de l’idée selon laquelle le christianisme ne reconnaîtrait pas la valeur de l’individu. Un réactionnaire “amoureux fou de la liberté” comme Chateaubriand a d’ailleurs rejeté ce primat de la société sur l’individu en affirmant la nécessité de “réintégrer l’Église dans le mouvement du monde" et par extension de reconnaître la valeur individuelle des hommes. Jacques Julliard dans son “système culturel” place par ailleurs la pensée libérale sur l’axe individu-société et y inclut le courant démocrate-chrétien en affirmant qu’il y a eu dans le christianisme une volonté “de ne pas viser exclusivement le monde politique”. Or en éliminant la valeur de l’individu par son organicisme, Bonald a élaboré une doctrine plus soucieuse de préserver une théocratie que de poursuivre l’un des fondements du christianisme qu’est la dissociation de l’individu et du groupe auquel il appartient. Cette démonstration a été remarquablement faite par François Guizot dans son essai De la peine de mort en matière politique en expliquant que depuis la Révolution, les structures sociales (corporations, religion, groupes...) ne se substituaient plus à l’individu et que, ce faisant, “la mort est aujourd’hui celle d’un homme, elle ne trouble ni n’affaiblit le parti qu’il servait”. Par conséquent, gouverner la société, c’était accepter les influences individuelles et non plus subordonner l’individu à l’État, ce que les contre-révolutionnaires ont nié.
Mais leur erreur fondamentale réside dans leur interprétation erronée du sens de l’Histoire que connaissait la civilisation européenne. Dans ses Considérations, Joseph de Maistre considérait la Révolution comme une punition divine pour régénérer la France du “plus haut degré de corruption connu”. Il a introduit ce faisant une conception cyclique de l’Histoire qui obéit au mouvement “faute/punition-expiation/régénération”, la fureur de Dieu ayant servi à châtier les crimes des sociétés humaines (il se rapproche en cela paradoxalement de la vision de Dieu dans l’Ancien Testament). Selon lui, l’ordre féodal du Moyen-Âge aurait été la “garantie suprême de l’ordre” et l’apogée du modèle théocrate que la Providence appelait. L’on pourra justifier par cela le fait que Maistre fût une figure de l’ultramontanisme, à savoir un partisan d’une subordination de l’autorité politique au corps ecclésiastique. Il poursuit son raisonnement en avançant que la théocratie a eu un vécu de “quatorze cents ans” auquel la Révolution française aurait subitement mis fin. Mais en réalité, cette conception de l’Histoire est un contresens au mouvement de la civilisation. Dans sa dixième leçon de son Histoire générale de la civilisation en Europe, François Guizot avançait que le modèle théocrate avait échoué depuis longtemps et que, ce faisant, ce n’était point la Révolution qui avait remis en question cet ordre théocratique. Il soulignait le fait que déjà sous la féodalité, la société était en voie d’indépendance à l’égard de l’Église notamment grâce à “l’aristocratie laïque”. En effet les prêtres célibataires, soucieux de perpétuer leur pouvoir, ont été contraints de se tourner vers la société non religieuse pour gouverner et cette société a pris de l’importance jusqu’à s’émanciper complètement d’une théocratie qui n'a, dans les faits, jamais pu pleinement exister. La Révolution s’est inscrite seulement dans un long processus qui n’est pas cyclique, mais bien linéaire. Et selon Guizot, cette ligne que suit l’Histoire obéit à deux choses : la liberté guidée par la raison humaine d’une part, et la volonté providentielle d’autre part. Sur le rôle de la Providence, celui qui a réussi à renverser l’argument contre-révolutionnaire de l’interprétation divine de la Révolution en faveur du projet libéral c’est Tocqueville. Dans sa préface à De la Démocratie en Amérique, le politologue Philippe Raynaud insistait sur le fait que Tocqueville (comme Guizot) avait repris une conception de l’histoire assez proche de celle de Hegel dans la mesure où, contrairement à Maistre (et Bonald), il n’avait pas vu pas la Révolution comme l’occasion de prouver la nécessité d’un retour en arrière, mais au contraire comme la preuve d’une volonté de la Providence d’accepter la marche de l’humanité vers la liberté. Dans son introduction du premier tome, Tocqueville soulignait en effet la dimension inéluctable du progrès de l’Histoire vers la liberté que les hommes durent, par leur libre-arbitre (“leur sagesse et leur volonté”), concilier avec le rôle de la Providence. Le problème d’un théocrate comme Maistre, c’est qu’à n’avoir expliqué la Révolution que par la sagesse providentielle qui en faisait le châtiment de Satan, il a mésestimé le dessein universel qui sommeillait en elle et qui remontait à bien avant. Cette erreur miroite un problème d'interprétation auquel Bonald s’est également heurté : le fait que la révolution aurait été une “révolution purement religieuse”. Or la thèse de Tocqueville a été de démentir entièrement cette idée en affirmant que si les révolutionnaires se sont attaqués à l’Église, c’était “bien moins comme doctrine religieuse que comme institution politique”. Selon lui, la Révolution n’a été que l’aboutissement d’un long processus ayant commencé avec le coup porté à la féodalité par Philippe Le Bel, ayant initié une tradition centralisatrice qui, ayant connu son apogée sous Louis XIV, a, par l'uniformisation des normes, jeté le germe d’un goût croissant pour l’égalité. Or c’est en se faisant l’alliée du pouvoir monarchique autoritaire que l’Église a été perçue comme une entrave à ces aspirations. En faisant de l’égalité une loi naturelle (inhérente à la nature humaine et répondant à un sens de l’histoire), il renvoie ainsi les théocrates dans une position anachronique par rapport à leur interprétation de la Révolution au regard du mouvement inéluctable de l’Histoire dont celle-ci témoigne. Bonald approuvait l’inégalité qui selon lui, était dans la “nature des choses” en étant “conforme aux vues de la Providence”. L’argument tocquevillien montre ainsi que l’impasse de la réaction réside dans son décalage entre le modèle politique qu’elle propose et le réel sens de la Révolution qu’ils ont à tort comprise comme une volonté délibérée d’achever la religion (ce qui ne veut pas dire que les hommes de 93 étaient pour autant des adorateurs de Saint Paul, mais Tocqueville est, en bon monarchiste de cœur, avant tout un homme de 89) pour mieux cacher les travers du modèle théocrate dans une société qui regardait déjà vers l’égalité et la liberté depuis longtemps.
- Le défi du libéralisme intelligent et la question religieuse
Les libéraux ont résolu le problème théologico-politique de la sorte : en affirmant par la séparation du politique et du religieux la nécessité de reconnaître la valeur de l’individu et, par extension, celle de sa liberté et de l’égalité auxquelles celui-ci aspirait. Or pour éviter ce que les réactionnaires redoutaient (le désordre), il fallait qu’ils démontrassent que cette séparation pouvait laisser place à la religion, fondamentale à l’exercice de la liberté individuelle.
Se placer en défenseur des acquis de la Révolution sans être jacobin ni cautionner 1793 (encore que la contre-révolution a avancé plus tard que les hommes de 1789 préparaient déjà 1793, mais nous n’entrerons pas dans ce débat et nous en tiendrons à la distinction classique de François Furet), c’est défendre une certaine vision de la liberté. Cette vision de la liberté peut être une solution seulement dans la mesure où elle solutionne les craintes des théocrates d’y voir la descente nécessaire des sociétés vers le chaos. Dans son Histoire intellectuelle du libéralisme, Pierre Manent a consacré un chapitre à la pensée de Tocqueville afin de mettre en évidence le libéralisme dont celui-ci s’est fait le porte-parole. Ce qui est intéressant, c’est d’abord de constater comment Tocqueville a tenté de résoudre le problème théologico-politique en alertant sur la pente glissante du sens de l’Histoire vers la liberté que constituait l’individualisme. Il n’a pas ce faisant nié la crainte des théocrates de voir la liberté détruire les liens qui structurent l’organisation sociale et a accepté d’un certain côté le “diagnostic réactionnaire”. Néanmoins, si les réactionnaires n’ont vu que le moment “négatif” de la liberté (c’est-à-dire la rupture de l’ordre social par la séparation de l’individu de l’autre individu), Tocqueville entendait selon Pierre Manent mettre également en avant son moment positif : la liberté de l’individu de choisir son lien avec l’autre individu. Le problème des réactionnaires, c’est qu’en jouant sur le tandem société religieuse-État qui niait la valeur des initiatives individuelles, ils n’ont fait que rendre l’individu esclave du modèle théocrate tout en les enfermant dans une condition paradoxale de confort et d'avidité. Or pour Tocqueville, c’est précisément ce modèle théocrate partisan de ‘l’état divinisé” typique de la centralisation administrative de l’Ancien Régime qui a confiné chacun dans son “rôle séculaire d’individu avide de sécurité et de jouissances”. Encore une fois, il retourne un argument contre-révolutionnaire à la faveur d’une liberté politique nouvelle : celle du citoyen. Car l’égalité des conditions étant, pour Tocqueville, la définition de la démocratie, des individus égaux peuvent prendre deux pentes différentes. Ou bien l’État central (comme il le faisait sous l’Ancien Régime) se voit déléguer l’ensemble des compétences politiques par ses sujets, lesquels redeviennent alors confinés dans leur “condition de jouissances privées” ce qui annonce la mort de la liberté et la naissance d’un despotisme doux ; ou bien celui-ci disparaît et les individus réalisent la nécessité de traiter par eux-mêmes les affaires communes en créant des institutions libres. C’est le fameux ‘self-government’ dont il parle pour décrire la situation des États-Unis et des communautés d’immigrants dans lesquelles chacun a dû apprendre à s’associer et à mettre ses qualités au service d’autrui. De la liberté, les réactionnaires n’ont retenu que son éventuelle mutation en jouissance individualiste, là où Tocqueville y a vu l’opportunité de déployer le potentiel humain. Et en y associant plus est la perspective démocratique de souveraineté populaire, il a été au passage davantage libéral qu’un Guizot qui ne croyait “ni au droit divin, ni à la souveraineté du peuple” mais à la “souveraineté de la raison”37 (fervent défenseur d’un élitisme de propriétaires fonciers sous la Monarchie de Juillet).
Mais alors, si nous avons dans notre critique de la théocratie des contre-révolutionnaires français choisi Guizot et Tocqueville, c’est parce qu’en dépit de leurs différences (le premier pouvant paraître plus conservateur), ils ont incarné un versant original de la droite libérale (ou orléaniste) qu’est celui, pour reprendre l’expression de Michel Winock, “de l’intellectualité des doctrinaires” contre “le juste milieu utilitariste bourgeois” (La droite, hier et aujourd’hui, 2012). Et cette originalité découle de leur réconciliation entre liberté et religion, résolvant la neutralisation morale de la société tant crainte par les réactionnaires. Dès le deuxième chapitre de la Démocratie en Amérique, Tocqueville évoquait cette complémentarité en affirmant que “la liberté voit dans la religion la campagne de ses luttes et de ses triomphes” en n’oubliant pas de noter comment les anglo-américains étaient à la fois “d’ardents sectaires” et des “novateurs exaltés”. De fait, il tendait à relativiser le rôle de la raison en arguant la nécessité pour éviter les “ressorts excessifs de la volonté” de considérer la religion comme un facteur d’utilité sociale. Or ce qui constitue la clé de notre analyse, c’est que cette utilité sociale de la religion demeure parfaitement détachée de sa vérité intrinsèque. Autrement dit, peu importe ce en quoi les hommes croient pour autant qu’ils prêchent la même morale et que cette morale agisse sur les cœurs de chacun. Il complète cette analyse en ajoutant à la religion son rôle de marchande d’espérance qui est en réalité naturelle à l’homme. Ce faisant, l’athéisme et l’indifférence religieuse deviennent “contraires à la nature de l’homme” parce qu’ils sont vecteurs de cet individualisme. En considérant la religion presque exclusivement sous le prisme de l’utilité sociale, Tocqueville ne rompt pas avec un certain aspect de la pensée réactionnaire qui considère elle aussi qu’elle “empêche de tout concevoir en défendant de tout oser”. Mais la différence fondamentale, c’est qu’il considère que cette autorité ne doit pas émaner de l’État par la contrainte, mais de l’individu indépendant. Or cette indépendance est selon lui relative aux religions. Là où le catholicisme porte par exemple en lui un esprit de dépendance vis-à-vis de l’autorité du pape, le protestantisme a favorisé un esprit “d’indépendance” aux États-Unis sans pour autant restreindre la liberté de culte. Le problème de la pensée réactionnaire, c’est qu’en cherchant à unir le politique et le religieux, elle n’a pu viser que certains groupes et donc exclure une partie de la population. Le mérite de la dissociation théologico-politique permise par la Réforme a été pour Tocqueville de permettre à la religion de se baser uniquement sur des sentiments humains et par conséquent “d’attirer à elle le cœur du genre humain”. Cette position favorable à l’idée d’une Réforme ayant apporté l’indépendance et la liberté dans la piété et la morale a également été portée par Guizot, selon qui il y a eu dans le protestantisme une émancipation de l’esprit humain face au frein que constituait l’alliance de l’Église et du pouvoir politique ainsi qu’un élan nouveau de liberté pour la civilisation héritée de l’Europe qui s’est affranchie de l’État théocrate tout en gardant une décence commune. C’est en somme en reliant le tandem individu-société de Julliard par la doctrine selon laquelle “la liberté est sur la croix du Christ” (Chateaubriand) qu’une pensée libérale a trouvé un remède à la dissociété crainte par les théocrates qui ont conclu que le sacrifice de l’individu sur l’autel de l’État religieux tout puissant était l’unique rempart face à la dissociation des sociétés politique et religieuse.
En définitive, si la Révolution Française a cherché à porter la puissance des idées libérales qui mettaient la défense de l’individu au cœur de de ses préoccupations, son hostilité à l’égard de l’Église a été vue par les penseurs théocrates comme un fait satanique qui donnait à la Providence le rôle de punir ceux qui voulaient remettre en cause la légitimité de Dieu, seule gage de maintien de l’ordre moral. Toutefois, cette volonté de faire triompher la loi divine au détriment de la valeur de l'individu, en affirmant l’inégalité naturelle et le primat absolu du corps social, s’est en réalité placée à rebours du mouvement que connaissait depuis longtemps la civilisation : celui de la marche vers la liberté politique. Tel a été l'argument de certains penseurs libéraux à l’égard des réactionnaires, la mauvaise interprétation du sens de l’Histoire, et surtout, de celui de la Révolution qui n’a pas visé à abattre l’Église comme doctrine mais bien comme institution politique. Pour répondre aux craintes des théocrates, la solution libérale a proposé une définition de la liberté conforme à la nécessité de maintien d’une morale religieuse au nom de la préservation de l’ordre social qui se détacherait toutefois de l’État théocrate.
Néanmoins, un problème demeure dans la nature même du libéralisme et déjà perçu par les penseurs de la contre-révolution : celui du marché. Dans le chapitre XIV de sa Théorie, Bonald avait averti sur le germe jeté par la Réforme qu’a été celui de la prédominance de “l’intérêt”. Car si Guizot et Tocqueville ont mis en avant le rôle crucial de la religion et des associations pour souder les individus par le souci du bien commun, pourquoi le libéralisme a-t-il été souvent associé à une idéologie bourgeoise peu soucieuse dans les faits de la préservation d’une morale autre que celle de ses intérêts matériels ? Telle a été notamment la critique des anti-libéraux de droite comme Charles Maurras selon lequel le libéralisme était avant tout le règne de la “ploutocratie” et de “l’Argent”, faisant triompher “le pouvoir matériel sur son principal antagoniste spirituel” (L’avenir de l’intelligence).
par Tristan Dethès
SOURCES PRIMAIRES
BONALD, Louis de. Théorie du pouvoir politique et religieux. 1796.
CONSTANT, Benjamin. De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. 1819.
GUIZOT, François. De la peine de mort en matière politique. 1822.
GUIZOT, François. Histoire générale de la civilisation en Europe. 1838.
MAISTRE, Joseph de. Considérations sur la France. 1796.
MAISTRE, Joseph de. Les Soirées de Saint-Pétersbourg. 1821.
MAURRAS, Charles. L’avenir de l’intelligence. 1905.
TOCQUEVILLE, Alexis de. De la démocratie en Amérique. 1835-1840.
TOCQUEVILLE, Alexis de. L’Ancien Régime et la Révolution. 1856.
SOURCES SECONDAIRES
JULLIARD, Jacques. Les Gauches françaises 1762-2012 - Histoire et politique. France : Flammarion, 2013.
LEFORT, Claude. Essais sur le politique. France : Esprit/Seuil, 1986.
MANENT, Pierre. Tocqueville et la nature de la démocratie. France : Gallimard, 2006.
MANENT, Pierre. Histoire intellectuelle du libéralisme. France : Fayard/Pluriel, 2012.
MICHÉA, Jean-Claude. L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale. France : Flammarion, 2007.
NEMO, Philippe. Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains. France : PUF, 2013.
TOCQUEVILLE, Alexis de. De la démocratie en Amérique, préfacée par Philippe Raynaud. France : Flammarion, 2010.
TOUCHARD, Jean. Histoire des idées politiques - Tome 2. France : PUF, 1998.
TULARD, Jean. La Contre-Révolution. France : CNRS Éditions, 2021.
WINOCK, Michel. La droite, hier et aujourd’hui. France : Perrin, 2012.